Les paroles du Huit-Fois-Difforme

Ashtâvakra Samhitâ

Source: http://www.lyber-eclat.net/lyber/samhita/paroles.html

Présentation

Notice sur la translittération

Mahâbhârata, vanaparvan

Ashtâvakra samhitâ

Les Infinis préparatifs de l’Éternité,
par Alain Porte

Glossaire


traduit du sanskrit et présenté par Alain Porte
pour Jean Klein

Présentation

Les deux interlocuteurs en présence dans l’Ashtâvakra Samhitâ (Les paroles du Huit-Fois-Difforme) sont le roi Janaka, fréquent patronyme de souverains illustres, et le jeune adolescent Ashtâvakra, le Huit-fois-difforme.
Dans ce tête-à-tête, où le premier, loin des fastes de sa Cour, cherche auprès du second réponse à des questions essentielles, surgissent des sujets familiers à la tradition indienne : la Connaissance, la Libération, l’émancipation du Désir.
Ce dialogue n’est pas une convention littéraire destinée à structurer un enseignement pour le transmettre. Il n’y a pas de dramaturgie particulière qui régirait deux personnages affectés de deux destins singuliers. Il n’y a pas de mise en scène qui manipulerait l’épiphanie progressive de la Vérité, avec en guise de point d’orgue, le coup de théâtre ultime de la Révélation.
« La forme de ton être est conscience », affirme Ashtâvakra, dès le troisième shloka 1 du premier chapitre.
L’échange entre les deux protagonistes, entre le jeune Maître d’un jour et son prestigieux Disciple, cet échange est une plongée dans l’océan de l’Être. Toute argutie dialectique est donc par là même noyée dans un espace intérieur sans limites, d’où les paroles émergent comme des vagues surgies de la conscience pour s’y résorber aussitôt.
Ce dialogue est un texte classique du monisme védantique. Sa date de composition est inconnue. On conjecture, non sans vraisemblance, qu’il se situe entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère.
Les lecteurs de la littérature sanskrite ont fort à propos noté que les deux personnages du roi Janaka et du précoce Ashtâvakra figuraient dans l’épopée du Mahâbhârata 2, « La Grande Histoire du Monde » dans la culture indienne, dont la rédaction se situerait entre le ive siècle avant notre ère et le ive siècle après notre ère. C’est pourquoi il nous a semblé utile de traduire cet extrait en ouverture du volume.
Dans le Vanaparvan (« La Forêt »), la troisième des dix-huit parties que comporte le poème, un récit nous apprend l’essentiel de l’enfance d’Ashtâvakra et de sa rencontre avec le roi Janaka.
À la suite d’une malheureuse partie de dés perdue par le Pândava Yudhishthira, lui-même, ses quatre frères (Arjuna, Bhîma, Nakula et Sahadeva) ainsi que leur épouse commune, Draupadî, ont été condamnés à un exil de douze ans dans la forêt. Cette longue pénitence dans les bois donne lieu à maintes péripéties secondaires, à des rencontres avec des anachorètes. L’un d’entre eux, Lomasha, explique à Yudhishthira pourquoi la rivière qui coule à leurs pieds a reçu le nom de Samangâ : L’intégrité-de-ses-membres. Elle avait jadis été le lieu d’une prodige. C’est dans cette eau miraculeuse, en effet, que Kahoda, le père de Huit-fois-difforme (Ashtâvakra), avait prié son fils de s’immerger pour abolir la malédiction qu’il avait lancée contre son enfant de neuf mois, alors encore dans le ventre de sa mère, et qui l’avait fait naître estropié, huit-fois-difforme. C’est en se baignant dans l’eau de la rivière, qui fut nommée pour cela : Samangâ, qu’Ashtâvakra avait recouvré toute sa stature, la pleine intégrité de son corps.

Demeure une question : pourquoi difforme huit fois ?
La pensée indienne aime à semer en toute chose de petites lumières de sens, comme si tout ce qui était confié au fleuve de la vie méritait une parcelle de flamme, pour être à l’unisson de ce qu’est le cosmos, à travers l’image de Shiva Natarâjâ (Shiva, le roi-des-danseurs), c’est-à-dire, une danse de feu.
Il nous est revenu à l’esprit une parole du dieu Krishna à l’adresse de son ami Arjuna (Bhagavad-Gîtâ, VII, 4-5) : « Terre, Eau, Feu, Air, Éther, Pensée, Conscience et sens du Moi, telles sont les huit divisions de ma Nature. »
Affirmation aussitôt suivie par : « Elle est manifestée, mais sache que je possède une autre nature, non manifestée, incarnée dans l’être vivant : c’est elle qui soutient le monde. »
À la lumière du jeune Ashtâvakra, le huit-fois-difforme, physiquement affligé de déformations à quelques jours à peine de sa naissance dans le monde des hommes, on pourrait dire que naître, s’incarner dans un corps, serait déjà comme être « défiguré » par les apparences, divisé, morcelé, et donc intrinsèquement dés-uni.
Là où Krishna se contente d’énoncer les composants de toute nature humaine, sans l’assortir d’un jugement, Ashtâvakra ajouterait l’éclat d’un presque-sarcasme : posséder une forme, c’est déjà être difforme, c’est naufrager dans la dualité consubstantielle à la nature du monde, c’est, dès l’origine, une désintégration. Telle est la vie. Or, comme on le sait, le berceau des formes manifestées, c’est l’Être, l’Un sans second, cette « autre nature, non manifestée, incarnée dans l’être vivant » qu’évoque Krishna. Cette nature est sans commencement ni fin ; la pensée ne peut la concevoir ; la parole ne peut l’exprimer. Elle est immuable, au-delà de l’espace et du temps.
Ainsi pourraient se rejoindre la fable du Mahâbhârata et la « métaphysique » de la Bhagavad-Gîtâ. Ce ne serait pas contradictoire avec l’esprit d’analogie intarissable qui anime la conscience indienne.
L’eau de la Conscience Une permettrait la réconciliation de toutes les parties de « l’âme », tout comme la rivière Samangâ, L’intégrité-de-ses-membres, avait rendu au corps déformé d’Ashtâvakra sa perfection naturelle.

A. P.


Il existe de très nombreuses éditions de l’Ashtâvakra Samhitâ. Nous nous sommes basés sur celle éditée par le Swami Nityaswarûpânanda, publiée par l’Advaita Ashrama, Calcutta, quatrième édition, Avril 1975.

 

Notice


sur la translittération et la prononciation
des termes sanskrits


– Les substantifs athématiques translittérés gardent la désinence -s. Exemple : Buddhis, la prise de conscience.
– Les substantifs et adjectifs verbaux thématiques sont translittérés dans leur forme de radical nu [Yoga(s): l’attelage. Yukta(s) : l’être « attelé »], pour les distinguer des substantifs athématiques, tels que Manas, où le -s appartient au suffixe -as.
– Sh(a) translittère deux sifflantes: la sifflante palatale x, celle de Shiva, et la sifflante rétroflexe (ou cérébrale) W, celle de Purusha.

C se prononce tch.
J se prononce dj.
u se prononce ou.
Au se prononce ao.

Glossaire des termes sanskrits



âditya : Les fils de la déesse Aditi, « l’Étendue-primordiale » selon Alain Daniélou. Le nombre des fils d’Aditi a varié pour se fixer à douze, dans l’épopée. Varuna en est le premier. Dans l’Inde védique, classe de divinités vouées à l’une des trois fonctions mises en évidence par Georges Dumézil : l’administration du monde. les deux autres classes sont les Rudra et les Vasu (cf.infra). Les Âditya règnent sur la sphère du Ciel.

adhvaryu : Officiant d’un sacrifice. Son rôle est d’entretenir les feux, d’apprêter l’autel, de manipuler les ustensiles et de cuire les oblations. Il est l’assistant du Hotri, le plus important des officiants, celui qui récite les stances du Veda.

agni : Le Feu. Feu du soleil, du sacrifice, de l’estomac, du désir, de la connaissance. C’est une divinité présente dans les trois sphères : il est le feu sur la Terre, l’éclair dans l’Espace et le soleil dans le Ciel.

brahman : Substantif neutre, de même base radicale que Brahmâ (cf. infra), désignant le substrat causal, berceau et creuset de toute réalité. Cette substance spirituelle omnipénétrante demeure au-delà de la connaissance et de la parole. Cette étoffe spirituelle se dérobe à tout qualificatif. On ne peut l’évoquer que par la négative : « Ce n’est ni ceci, ni cela. » Kena Upanishad (I, 5) : « Ce qui ne se pense pas par la pensée, ce par quoi la pensée pense, c’est cela, le brahman, et non le mot auquel on s’attache. »

brahm : Nom que l’on donne au Créateur personnifié de l’univers. Il apparaît dans ce rôle au sein d’une triade divine dont les deux autres pôles sont Vishnu et Shiva (cf. infra). Théoriquement à égalité, dans sa fonction créatrice, avec Vishnu, qui assure la préservation de l’univers, et Shiva, qui a en charge la résorption de l’univers, Brahmâ s’effacera peu à peu au profit des deux autres figures où pourront se concentrer, en chacune d’elles, les trois fonctions primordiales.

indra : Le souverain du Ciel dans le panthéon védique. Il est le maîtres des Rudra (cf. infra), le lanceur d’éclairs et la source de la fertilité.

rishi : Mot dont l’étymologie reste obscure, désignant les personnages inspirés qui auraient « vu » les hymnes du Veda. On les considère comme des voyants-prophètes de la Loi universelle.

rudra : Terme général désignant le groupe de divinités détentrices de la force physique, régnant sur la sphère de l’Espace. Par ailleurs, ce nom désigne une divinité spécifique, d’aspect redoutable et violent. Par souci de propitiation, on lui a accolé l’épithète de Shiva, « le bénéfique ».

sarasvatî : Déesse de la Parole, représentée comme la fille et l’épouse du dieu Brahmâ. Elle est la déesse tutélaire de l’éloquence, du savoir, des arts et de la musique. Dans ses représentations plastiques, elle est montrée jouant de la Vînâ.

shiva : Le troisième dieu de la triade essentielle : Brahmâ-Vishnu-Shiva. Le rôle classique qu’on lui assigne est celui de réduire en cendres les mondes arrivés à leur terme. Autant que dieu destructeur, il est dieu régénérateur. Il offre d’innombrables visages. L’un des plus significatifs est celui de Shiva Natarâjâ, le Roi des danseurs. Il est par là celui dont la danse incandescente maintient l’univers en mouvement.

shloka : Mètre de la versification sanskrite, dont la structure la plus classique (utilisée dans le Mahâbhârata et l’Ashtâvakra) est celle de deux hémistiches disposés en distique, chaque hémistiche comportant deux pâda de huit pieds chacun, soit trente-deux pieds au total.

soma : C’est une plante sacrificielle divinisée. Le suc du soma est assimilé à un breuvage d’immortalité (ambroisie). Le mot peut aussi désigner la Lune, considérée comme une coupe de soma.

VARUNA : Divinité védique. Le premier des Âditya (cf. supra). Il est le créateur et le mainteneur des mondes. Il est le gardien sourcilleux de l’Ordre cosmique. Ultérieurement, son rôle se fixera dans celui de souverain des mers.

VASU : Terme général qui s’applique à la troisième catégorie des divinités védiques (aux côtés des Âditya et des Rudra). Les Vasu sont responsables des biens matériels, en terme de richesse et de fructification.

VÎNÂ : Instrument à cordes du sud de l’Inde, dont on joua à plat, en tailleur, en le posant sur ses genoux. sept cordes, quatre pour la mélodie, et trois pour le rythme.

VISHNU : Dieu dont le rôle est d’assurer la pérennité du monde au sein de la triade Brahmâ-Vishnu-Shiva. Il est immanent au monde. C’est pourquoi, à tout instant, lorsque l’histoire du monde connaît des périodes cruciales, il se manifeste, il s’incarne. Dix « descentes » (Avatâra) sont recensées : neuf connues (dont celle de Krishna l’Instructeur) et une encore à venir, Kalki, pour restaurer l’âge d’or.

YAMA : Il est le souverain des enfers, le maître des morts. La Kathâ Upanishad le met en scène de manière saisissante

 

1. Pour ce terme et la plupart des termes sanskrits, cf. glossaire.
2. Pour avoir du Mahâbharata une idée à la fois concise et approfondie, il sera conseillé de se reporter au descriptif affûté qu’en donne Georges Dumézil dans Mythe et Épopée, Paris, Gallimard, 1968, t. I, p. 33 sqq.