ASHTÂVAKRA SAMHITÂ
LES PAROLES
DU HUIT-FOIS-DIFFORME
Dans la forêt, devant lermitage de Shvetaketu,
Lomasha sadresse à Yudhishthira :
IOMASHA : Il est sur terre un homme dun esprit sans égal, un
puits de science: Auddâlaki Shvetaketu. Tu vois ici son ermitage, un
lieu paisible où les arbres portent toujours des fruits. -1-
Cest là que, de ses propres yeux, Shvetaketu vit Sarasvatî,
la déesse, qui avait pris forme humaine. «Je veux connaître
la Parole», dit-il à Sarasvatî ainsi manifestée.
-2-
En ce temps-là, parmi les connaisseurs du sacré, les deux meilleurs
étaient le neveu et loncle, Ashtâvakra, le fils de Kahoda,
et Shvetaketu, le fils dUddâlaka. -3-
Ce sont ces deux brahmanes, le neveu et loncle, qui pénétrèrent
dans lenceinte où le roi Janaka donnait un sacrifice, et mirent
au pied du mur, dans une controverse, limbattable Vandi. -4-
yudhishthira : Mais le brahmane qui, selon ton expression, mit au pied du
mur Vandi, quel était son pouvoir? Pourquoi se nomme-t-il Ashtâvakra?
Lomasha, dis-moi tout. -5-
IOMASHA : Uddâlaka avait un seul studieux disciple, il se nommait Kahoda.
Animé de lenvie dapprendre, soumis tout entier aux ordres
de son maître, il étudia longtemps. -6-
Mais voilà que les autres disciples le mirent en quarantaine. Mis au
courant de la brimade, le maître lui accorda, sur le champ, et le savoir
et la main de sa fille, Sujâtâ. -7-
Bientôt elle fut enceinte dun enfant qui sadressa à
son père, plongé dans sa lecture: « Toute la nuit, tu
récites des textes, et ta récitation, mon père, ne se
déroule pas au mieux. » -8-
Ainsi critiqué au milieu de ses ouailles, le noble brahmane en colère
maudit son fils qui était encore dans le sein de sa mère: «
Puisque tu me parles depuis le ventre maternel, tu naîtras déformé
huit fois. » -9-
Cest ainsi que naquit difforme Ashtâvakra le grand sage, ainsi
nommé: Huit-fois-difforme. Son oncle était Shvetaketu, il légalait
en force. -10-
Sujâtâ, elle, très tourmentée par lenfant
qui grandissait en elle, parla discrètement à son mari. Il était
démuni, elle voulait ne manquer de rien: -11-
«Comment vais-je faire, grand sage, jentame mon dixième
mois de grossesse. Tu ne possèdes rien qui puisse me permettre de surmonter
notre dénuement actuel.» -12-
Ainsi parla Sujâtâ. Kahoda, aussitôt, se rendit auprès
du roi Janaka pour obtenir des subsides. Et là, terrassé par
Vandi qui connaissait à fond lart de la controverse, le brahmane
se retrouva plongé dans locéan. -13-
Uddâlaka apprit par son fils que son gendre était englouti, il
demanda alors à Sujâtâ de cacher à Ashtâvakra
toute laffaire. -14-
Elle observa totalement cette recommandation judicieuse. Une fois né,
notre brahmane nentendit parler de rien. Ashtâvakra prit Uddâlaka
pour son père et Shvetaketu pour son frère. -15-
Ashtâvakra avait douze ans, il reposait dans les bras de son père.
Shvetaketu len arracha, en le saisissant par la main, malgré
ses larmes: « Ce ne sont pas les bras de ton père », dit-il.
-16-
Ces paroles, ces cruelles paroles, se gravèrent aussitôt dans
son cur. Il rentra chez lui pour demander, en pleurs, à sa mère:
« Où est donc mon papa? » -17-
Alors Sujâtâ, vivante image dune douleur sans voix, non
sans redouter un nouveau malheur, lui expliqua toute lhistoire. Détenant
ainsi de sa mère toute la vérité, Ashtâvakra dit
à Shvetaketu: -18-
« Rendons-nous au sacrifice du roi Janaka, on en dit tant de merveilles.
Nous entendrons les brahmanes débattre, ce quon y mange est de
premier choix, nous y gagnerons en discernement, le bourdonnement du sacré
est tout à la fois et du miel et du lait.» -19-
Et loncle et le neveu se rendirent au fastueux sacrifice de Janaka,
le roi. Ashtâvakra, en chemin croisa un prince, se retourna pour lui
adresser ces paroles : -20-
-
ASHTAVAKRA : Le chemin appartient à laveugle, au sourd, à
la femme, au portefaix, le chemin appartient au prince, tant quon ne
rencontre pas un brahmane; sinon, il appartient au brahmane. -1-
LE PRINCE : Ce chemin, je te laccorde. Libre à toi de lemprunter
à ta guise. on ne prend pas un saint à la légère,
même Indra sincline devant les brahmanes. -2-
ASHTAVAKRA (sadressant au portier) : Nous sommes là pour assister,
petit père, au sacrifice. Notre curiosité est dévorante,
irrésistible. Nous avons obtenu dentrer en tant quhôtes,
nous voulons ton accord, portier. -3-
Nous sommes là pour assister au sacrifice du roi Janaka, nous voulons
lui parler et le voir. Ne te mets pas en colère, nen fais pas
toute une maladie, allez, conduis-nous. -4-
LE PORTIER : Nous appliquons les ordres de Vandi. Comprends donc bien ce que
je dis : ce ne sont pas les enfants qui entrent ici, mais les brahmanes, pleins
de maturité, de savoir. -5-
ASHTAVAKRA : Si lon accorde ici lentrée à la maturité,
il est normal alors, portier, que jentre. Jai lexpérience,
la discipline. Au vu de ce que je sais, je mérite dentrer. -6-
Je désire lécoute, mes sens sont maîtrisés.
Quant à la connaissance, jen ai touché le fond. Il ne
faut pas prosaïquement dire: « Cest un enfant !» Agni,
le feu, même enfant, brûle, quand on le touche. -7-
LE PORTIER : Songe un peu à Sarasvatî, imprégnée
de savoir. Elle sait la syllabe unique, ses formes sont sans nombre, cest
une reine! Regarde-toi avec ton corps denfant! Pourquoi fanfaronner?
Ce nest pas rien de triompher dans une controverse. -8-
ASHTAVAKRA : Ce nest pas sur les apparences quon juge la maturité.
Un corps fluet, sil a des fruits, cest quil est mûr.
Sil nen a pas, il na pas de maturité. -9-
LE PORTIER : Cest au contact des hommes mûrs que les enfants se
forment la cervelle, cest avec le temps quils mûrissent,
ce nest pas enun éclair de temps quon peut avoir la connaissance.
Un enfant, parler comme un adulte? Mais grâce à quoi? -10-
ASHTAVAKRA : Les cheveux blancs ne sont pas forcément un gage de sagesse.
Un enfant qui sait réfléchir, les dieux le savent respectable.
-11-
Crois-tu que les Rishi aient accompli leur tâche grâce à
leur âge ou à leurs cheveux blancs, grâce à leurs
biens ou grâce à leurs amis? Cest la connaissance qui fait
pour nous la grandeur. -12-
Je suis ici car je veux voir Vandi dans lassemblée des justes.
Annonce-moi au roi, portier. -13-
Tu me verras parler aujourdhui même avec de grands esprits, dans
un débat de haut niveau, et quand tous seront silencieux, tu verras
bien où sont la supériorité et linfériorité.
-14-
LE PORTIER : Mais comment, avec tes douze ans, pourrais-tu
assister à un rite dont laccès nest possible quà
des puits de science? Je veux bien tout tenter pour te faciliter lentrée,
mais toi aussi conduis-toi comme il faut. -15-
ASHTAVAKRA (apercevant Janaka et le hélant) : Hé! ô Roi,
tu es le plus brillant souverain de la lignée des Janaka. Tu es ce
que lon peut aimer de mieux, en toi tout est parfait. Dans la conduite
des rituels sacrés, je ne vois, avant toi, que Yayâti pour têtre
comparé. -16-
Vandi, le savant, attire des brahmanes dans des controverses, en triomphe
sans coup férir, et les immerge tous dans locéan, aidé
par des hommes que tu dépêches, cest ce que jai appris.
-17-
Sachant cela, je suis venu ici pour parler du Brahman devant tous les brahmanes.
Où est donc ce Vandi, que je le rencontre et léclipse
comme le soleil, les étoiles? -18-
LE ROI : Tu clames que tu vaincras Vandi sans connaître
la force de ton vis-à-vis. Seul un homme vraiment fort peut sexprimer
ainsi. Et Vandi en est un pour les brahmanes rompus aux joutes. -19-
ASHTAVAKRA : Oui, mais Vandi na pas débattu avec quelquun
de ma trempe. Par là, il peut bien se sentir un lion et pérorer
sans crainte. Me rencontrer va le terrasser, il sera comme un char brisé
sur la route, les essieux disloqués. -20-
LE ROI : Celui qui sait ce que veut dire: 6 nombrils, 12 axes, 24 articulations,
360 rayons, est un poète incomparable. -21-
ASHTAVAKRA : Que la roue du temps, sans cesse en mouvement, te protège,
avec ses 6 saisons, ses 12 mois, ses 24 lunaisons, et ses 360 jours. -22-
LE ROI : Parmi les déités, attelées comme deux cavales,
volant comme deux aigles, quelle est, des deux, celle qui donne un germe,
et quel embryon engendrent-elles? -23-
ASHTAVAKRA : Que toutes deux épargnent ta maison! Le feu, dirigé
par le vent, dépose un germe, et le feu et le vent engendrent lincendie.
-24-
LE ROI : Qui, endormi, ne ferme pas ses yeux? Et quoi, une fois né,
reste immobile? Et qui na pas de cur? Et qui saccroît
de par son mouvement? -25-
ASHTAVAKRA : Le poisson dort les yeux ouverts. Cest luf,
qui après sa naissance reste immobile. La pierre na pas de cur.
Un fleuve croît par son propre courant. -26-
LE ROI : Je ne pense pas que ta nature soit divine, mais tu nes pas
un enfant, tu es un être mûr. Tu nas pas ton égal
dans lart de la parole, je touvre ma porte, et voici Vandi. -27-
-
ASHTAVAKRA : Des princes exceptionnels, ô roi, comparables à
Ugrasena, sont rassemblés ici, mais chez ces beaux parleurs qui jacassent
comme des oies sur une mare, le désir de connaissance est absent. -1-
Et quant à toi, Vandi, qui es si fier de ta faconde et de ta verve,
tu ne pourras pas me parler, une fois pris dans le débat, avec le débit
dun fleuve. Je suis comme le feu dont léclat est brûlant.
Face à moi, aujourdhui, Vandi, sois solide. -2-
VANDI : Ne réveille pas le tigre qui dort, ne réveille par le
serpent venimeux qui se lèche la bouche. En lui écrasant la
tête avec ton pied, tu néviteras pas ses crocs, que cela
soit bien clair! -3-
Sattaquer à une montagne avec, pour force, larrogance,
cest-à-dire avec une faiblesse extrême, cest se briser
les mains et les ongles, mais on ne voit sur le roc aucune égratignure.
-4-
Face au roi Janaka, les princes sont tous vraiment peu de chose, comme devant
le mont Mainaka les montagnes, et comme aussi face au taureau le sont les
veaux. -5-
IOMASHA : Ashtâvakra, devant tous, poussa un grondement. Pris de colère,
il parla à Vandi: Monsieur, à une phrase émise, vous
répondrez par la suivante. À votre phrase alors, je répondrai
par la suivante. -6-
VANDI : Un feu, un seul, brûle de cent façons. Un seul soleil
éclaire lunivers. -7-
ASHTAVAKRA : Indra et Agni sont deux amis inséparables, deux sont les
roues du char. -8-
VANDI : Les Adhvaryu répandent les trois libations de soma, il y a
trois mondes et trois lumières. -9-
ASHTAVAKRA : La vie dun brahmane comporte quatre étapes, la société
est divisée en quatre classes. -10-
VANDI : Cinq sont les sens, dans le monde on connaît le Panjab aux cinq
fleuves. -11-
ASHTAVAKRA : Six sont les saisons sur la roue du temps, au nombre de six sont
les sens. -12-
VANDI : Au nombre de sept sont les Rishi, et sept sont les cordes de la Vina.
-13-
ASHTAVAKRA : Parmi les dieux, les Vasu sont au nombre de huit. Et dans les
sacrifices, les colonnes ont huit angles. -14-
VANDI : La création a connu neuf étapes, et les chiffres sont
neuf. -15-
ASHTAVAKRA : Dix sont les points cardinaux, la grossesse dure dix mois. -16-
VANDI : Onze sont les facultés de lhomme, onze sont les Rudra,
parmi les dieux. -17-
ASHTAVAKRA : Lannée a douze mois, on dit que les Aditya sont
douze. -18-
VANDI : La terre est faite de treize îles ... -19-
IOMASHA : A cet instant de sa réponse, Vandi sinterrompit. Ashtâvakra
énonça lautre moitié du shloka: Keshî a coulé
treize jours. -20-
Une profonde rumeur monta quand on vit que Vandi demeurait silencieux, tête
baissée, songeur, devant Ashtâvakra. -21-
Ainsi se déroulait cette joute oratoire dans le somptueux sacrifice
du roi Janaka. Tous les brahmanes sapprochèrent dAshtâvakra,
les mains jointes, et lui rendirent hommage. -22-
ASHTAVAKRA : Les brahmanes que Vandi a vaincus dans la joute oratoire sont
immergés dans locéan. Il doit subir ce sort lui-même.
Quon sen saisisse et quon le plonge dans leau. -23-
VANDI : Je suis le fils de Varuna. Dans son domaine, Janaka, se déroulait
un sacrifice de douze ans, en parallèle au tien. Cest pour cette
raison que jy ai envoyé les meilleurs des brahmanes. -24-
Ils sont tous allés assister au sacrifice de Varuna. Les voilà
qui reviennent. Je remercie Ashtâvakra qui me permet de rejoindre mon
père. -25-
ASHTAVAKRA : Les brahmanes qui gisent au fond des eaux ont été
vaincus par tes mots. Aie le bon goût dannuler ta parole, comme
le font tous les hommes de bien. -26-
Agni, le feu, a épargné, na pas brûlé la
demeure des sages. Quand par la bouche dun enfant, la compassion est
demandée, les hommes de bien aussi retirent leur parole. -27-
Tu mécoutes avec nervosité, Vandi, sans beaucoup dénergie.
Ny a-t-il donc que les louanges pour te rendre heureux? Quant à
toi, Janaka, comme un éléphant aiguillonné de toutes
parts, tu nentends pas les mots que je prononce. -28-
JANAKA : Mais si! Jentends laccent divin, surnaturel, des mots
que tu prononces. Cest évident, tu es quelquun dexceptionnel.
Tu as vaincu Vandi dans cette controverse. Je te le donne, il est à
toi. -29-
ASHTAVAKRA : Je nai que faire, ô roi, dun Vandi vivant.
Puisque Varuna est son père, immerge-le dans locéan. -30-
VANDI : Oui, moi je suis le fils de Varuna, je ne redoute en rien dêtre
plongé dans locéan. A linstant même Ashtâvakra
verra Kahoda, son père, depuis si longtemps disparu. -31-
IOMASHA : Alors, tous les brahmanes, remerciés par Varuna, parurent
auprès de Janaka. -32-
KAHODA : Voilà pourquoi, Janaka, les hommes désirent des enfants.
Ce que je nai pu faire, mon fils la accompli. -33-
Au faible vient un fils fort, à linculte naît un savant,
à lignorant échoit un sage. -34-
vandi (en sadressant au roi Janaka) : Puisse Yama de lui-même,
avec sa hache affûtée, trancher le cou de tes ennemis, que tout
te soit favorable! -35-
Tout a été chanté excellemment, et le soma a été
bu tout entier dans le sacrifice. Les dieux en sont heureux, on le voit bien,
ils ont reçu des parts splendides dans le sacrifice de Janaka. -36-
IOMASHA : Et devant tous les brahmanes resplendissants, avec lassentiment
de Janaka, Vandi entra dans leau de locéan. -37-
Ashtâvakra rendit hommage à son père. Les brahmanes à
leur tour lui rendirent hommage. Il sen revint chez lui, dans son bel
ermitage, en vainqueur de Vandi, escorté par son oncle. -38-
Alors là-bas, en présence de Sujâtâ, Kahoda dit
à Ashtâvakra: Entre dans la rivière Samangâ. Il
y entra, et aussitôt ses membres retrouvèrent leur rectitude.
Cest depuis ce temps-là que ce fleuve est miraculeux, et sy
baigner lave de toute faute. -39-
Entre en lui à ton tour, Yudhishthira, avec tes frères et ton
épouse. -40-