Le mot tantrisme - du sanskrit
tantra , " trame ", d'où " doctrine
" et, de là, " traité enseignant cette doctrine " (que celle-ci
soit ou non tantrique) - est dû aux orientalistes européens qui,
vers la fin du XIXe siècle, découvrirent dans des textes nommés
tantras des doctrines et des pratiques différentes de celles du
brahmanisme et de l'hindouisme classique issus du Veda
et des upanisad comme du bouddhisme
theravada ou du Mahayana
philosophique qu'ils connaissaient et qu'ils croyaient former
le tout de la religion et de la métaphysique de l'Inde. Ce terme
désigna donc ce qui leur parut être un ensemble aberrant de pratiques
étranges, parfois répugnantes, et de spéculations ésotériques
bizarres associées au culte de divinités multiples et souvent
effrayantes.
Le progrès des connaissances sur l'Inde, toutefois, fit voir que
ce qu'on avait d'abord cru être un phénomène limité et exceptionnel
se retrouvait, en fait, à des degrés divers dans toutes les religions
indiennes au point d'en devenir, à partir d'un certain moment,
un trait général : c'est, en réalité, l'absence de toute trace
tantrique qui est l'exception. Mais, du jour où des éléments considérés
comme tantriques se rencontraient un peu partout, il devenait
difficile de définir le tantrisme en le posant par rapport à ce
qui n'était pas lui. Il se trouva même des spécialistes pour dire
que le tantrisme n'existait que dans l'esprit des orientalistes
- ce qu'on nommait ainsi n'étant guère qu'une des formes prises
à partir d'un certain moment par l'hindouisme (ou le Mahayana)
en général - ou encore qu'il ne constituait que l'aspect rituel
et technique de ces religions.
De fait, le terme même de tantrisme est étranger à l'Inde traditionnelle.
Il n' existe pas en sanskrit. Il y a, par contre, des textes nommés
tantras (mais tous ne sont pas tantriques,
alors que nombre de textes tantriques ne se nomment pas tantra).
Il y a un
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tantrasastra , un enseignement tantrique, auquel s'applique en
général l'adjectif tantrika . Ce
dernier est utilisé par opposition à vaidika
, " védique ", ce qui distingue deux formes de la tradition religieuse-rituelle
révélée. L'une, plus " orthodoxe ", repose sur le corpus védique,
du Veda aux upanisad
, avec les commentaires accompagnant ces textes, tradition toujours
vivante, notamment dans le rituel domestique hindou et surtout
dans les " sacrements " (samskara
) que doivent recevoir les hindous des trois plus hautes classes
(varna ). L'autre tradition, la tantrique,
se présente comme différente de la révélation védique, sans nécessairement
la rejeter mais en la jugeant inapte à mener au salut et en prônant
des pratiques et des rites d'une autre sorte, avec les spéculations
qui les entourent. Cette tradition se donne comme mieux adaptée
que l'autre aux besoins des hommes et, tout en étant initiatique
et ésotérique, comme en principe ouverte à tous. Prise au sens
le plus large, elle concerne une grande part de l'hindouisme.
Les deux traditions subsistent toutefois côte à côte : une même
personne, selon les cas, accomplira les rites de l'une ou de l'autre,
lesquels se sont d'ailleurs influencés au cours des siècles. Il
s'est en effet produit aussi bien une " tantrisation " du milieu
brahmanique qu'une " brahmanisation " (ou " védantisation ") du
tantrisme. Il s'ensuit une situation ambiguë, rendant difficile
de distinguer entre ce qui est tantrique et ce qui ne l'est pas.
La distinction est plus aisée dans le bouddhisme, où les voies
et pratiques tantriques diffèrent nettement des doctrines anciennes,
même s'il s'agit là, comme pour l'hindouisme, de la réinterprétation
dans un esprit nouveau d'une tradition antérieure, dépassée ou
relayée, mais non abolie.
Bien que présent aussi dans le bouddhisme (accessoirement dans
le jinisme), le tantrisme fut probablement d'abord un phénomène
hindou. Certes, les plus anciennes traces datables en sont-elles
bouddhiques (chinoises, d'ailleurs), mais, dans ses pratiques
comme dans son idéologie, il apparaît comme ayant conservé ou
développé d'anciens éléments remontant parfois jusqu'au Veda
ou provenant de cultes autochtones (ceux notamment de divinités
féminines). La complexité rituelle,
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les corrélations micro-macrocosmiques, les spéculations mystico-phonétiques,
les manipulations de l'énergie qui le caractérisent sont en effet
autant de facteurs hérités du fonds brahmanique.
Si l'on voulait définir le tantrisme, sans doute pourrait-on le
caractériser comme un ensemble de rites et de pratiques permettant
à un adepte initié d'acquérir des pouvoirs surnaturels et/ou de
parvenir à la libération en vie (jivanmukti
). Il vise en cela à concilier l'expérience du monde (bhoga
) et la libération (moksa ), à atteindre
le salut par utilisation des moyens du monde. La voie tantrique
consiste en des pratiques corporelles-mentales et spirituelles
particulières et en de complexes adorations (puja
) de divinités afin d'arriver à échapper non seulement à la ronde
des renaissances , mais aussi aux limitations de l'existence ordinaire
: il s'agit d'être libéré du monde tout en le dominant. Le libéré-vivant
tantrique participe en effet à l 'énergie divine, la sakti
, qui est animatrice de l'univers et se déploie comme un vaste
jeu cosmique. Cette énergie n'est pas séparable d'un dieu masculin
dont elle est la force et la parèdre, d'où un symbolisme sexuel
omniprésent et quelques pratiques rituelles sexuelles. Le tantrisme
forme ainsi un aspect particulier, intense, fortement " magique
", en principe initiatique et ésotérique, de l'hindouisme, où
on le trouve soit systématisé en des sectes particulières, soit
diffus sous la forme de pratiques rituelles ou yogiques et de
spéculations présentes diversement quasiment partout : une part
appréciable du panthéon hindou est formée de divinités tantriques
(sans d' ailleurs que leurs fidèles se considèrent nécessairement
comme tantrikas).
Dans le bouddhisme, c'est à la " conscience d'éveil " (bodhicitta
) qu'aspire l'adepte, à la réalisation vécue de la nature du Buddha
qui lui est inhérente et qui est celle même de l'univers, les
techniques et représentations mises en jeu à cette occasion (et,
à certains égards, le panthéon) étant assez similaires à celles
de l'hindouisme tantrique. Le tantrisme, par contre, n'y a pas
le caractère diffus qu'il a dans l'hindouisme : on y voit mieux
ce qui est tantrique et ce qui ne l'est pas. Pour le jinisme,
les éléments tantriques se bornent à quelques pratiques et divinités,
non acceptées par tous : c'est un phénomène très réduit.
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Il faut souligner enfin l'extrême étendue de la littérature tantrique
en sanskrit (encore peu connue, et largement inédite, d'ailleurs)
: agama , samhita
, tantra shivaïtes ou vishnouites,
tous les sutra , sadhana
, etc., bouddhiques, ouvrages de toutes sortes (hymnes ou poèmes,
manuels de rituel, de yoga ou de
magie, traités d'architecture religieuse, de magie, d'alchimie,
etc.). S'y ajoutent des œuvres très nombreuses dans la plupart
des littératures de l'Inde, allant du VIe au VIIe siècle, pour
le tamoul, ou, pour les autres langues, du " Moyen Âge " à nos
jours. Il ne faut pas oublier, en outre, la contribution de l'esprit
et des conceptions du tantrisme aux arts plastiques, notamment
dans la sculpture : on a là une part appréciable de ce que l'Inde
hindoue (ou le bouddhisme, pour ce qui est de l'Himalaya et du
Tibet - pour ne parler que de ces régions) ont produit de plus
intéressant. On ne saurait donc exagérer l'importance du phénomène
tantrique - au sens large - dans la civilisation indienne ou dans
les civilisations qui ont été tributaires de celle de l'Inde.
2. Histoire, extension, sectes
La rareté des documents datables dont on dispose, surtout pour
la période ancienne, ne permet pas de faire l'histoire du tantrisme.
On peut trouver la source première de certains de ses aspects
dans la tradition védique accrue d'éléments autochtones archaïques
(peut-être dravidiens). Mais ce fonds originel de rites et de
spéculations n'a donné lieu que bien plus tard à ce qu'on nomme
tantrisme, une fois passées la période des upanisad
et celle où se développa le bouddhisme : à quoi attribuer la reprise
de ce fonds quelque mille ans plus tard et surtout son développement
" presque jusqu'au délire " (comme on l'a dit) ? Comment est-on
passé, par exemple, des mantras védiques
au mandrasastra tantrique ? On ne
peut le dire.
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Voici toutefois ce qu'on peut affirmer dans l'état actuel des
connaissances :
1. Il n'y a jamais eu de tantrisme aux temps védiques et brahmaniques.
2. Le tantrisme a dû apparaître par l'effet d'une évolution interne
de la religion brahmanique-hindoue, dont toutefois la cause et
la nature nous échappent (même si l'on peut y voir, peut-être,
l'effet notamment de facteurs non aryens).
3. Même si les documents tantriques datables les plus anciens
sont bouddhiques, le tantrisme est, selon toute probabilité et
pour bien des raisons, d'abord un phénomène hindou.
4. Enfin, le tantrisme tel que nous le concevons devait être présent
en Inde, au moins dès le Ve siècle : l'inscription de Gangdhar
atteste l'existence de déités féminines d'allure tantrique en
424, alors que les plus anciens agama shivaïtes peuvent remonter
au VIe siècle, les premiers témoignages bouddhiques étant plus
anciens encore. Cette période fut celle où s'élabora l'hindouisme
puranique et tantrique, la grande efflorescence du tantrisme se
situant entre le VIIIe et le XIVe siècle : c'est l'époque d'où
paraissent dater les principaux textes, celle des grands auteurs
tantriques, les auteurs cachemiriens notamment, tel Abhinavagupta
(env. 950-1025), celle des grands temples de l'Inde centrale -
sans oublier les œuvres du Mahayana
tantrique, qui brilla du VIIe au XIIe siècle. D'un intérêt souvent
moindre mais non négligeable, des productions de toute nature
et en toutes langues ont continué de paraître depuis lors et jusqu'à
des temps récents.
Cette diffusion s'accompagna d'une importante évolution intellectuelle
et sociale. Historiquement, en effet, les pratiques et spéculations
tantriques ont dû naître dans de petits groupes initiatiques de
renonçants, virtuoses visionnaires de l'ascèse et des rites, adorateurs
de divinités souvent effrayantes, par lesquelles ils étaient possédés
au cours de cultes secrets de caractère souvent transgressif.
Ces sectes semblent avoir été d'abord surtout shivaïtes. Tout
en subsistant telles quelles, très
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marginalement, jusqu'à nos jours (Aghoris,
Kanpathayogis, Nathas,
etc.), elles évoluèrent assez tôt en donnant naissance à des mouvements
plus ouverts, plus respectables, où les pratiques déviantes furent
prises surtout symboliquement et s'accompagnèrent de développements
philosophiques et théologiques considérables, souvent très subtils.
De cette " brahmanisation " progressive du tantrisme témoignent
notamment les traditions shivaïtes cachemiriennes mais aussi le
tantrisme vishnouite. Alors que les renonçants déviants recherchaient
avant tout la domination surnaturelle du monde, les tenants de
ces traditions plus " orthodoxes " recherchaient plutôt la délivrance
des liens de l'existence (le moksa).
L'évolution dans le bouddhisme est un peu différente. Il est vrai
qu'elle se fit pour l'essentiel hors de l'Inde. Remarquons enfin
que, s'il a peu à peu colonisé presque tout l'hindouisme (et,
au Tibet, tout le bouddhisme), le tantrisme ne fut cependant jamais
un mouvement de masse. Certes, il a marqué presque toute la religion
et une grande partie de l'art, il a produit une immense l ittérature,
mais, en raison de sa nature initiatique et du fait qu'il supposait
de ses adeptes l'accomplissement de certaines pratiques, il n'a
sûrement jamais été vécu effectivement que par un petit nombre.
Le tantrika accompli est toujours
apparu comme un être exceptionnel, semi-divin, un siddha
, c'est-à-dire un être ayant atteint le but suprême et doué de
pouvoirs surnaturels. Les siddhas ont eu une place importante
dans l'hindouisme (sanskrit comme vernaculaire) et dans le bouddhisme
tantrique. Leur image est restée un peu celle de certains sadhu
(le terme vient de la même racine, sadh
) de l'Inde actuelle. De nos jours, en effet, le tantrisme garde
en Inde (sauf au Bengale, où il est plus ouvertement répandu)
une aura de mystère inquiétant, même si l'intérêt qu'il suscite
en Occident a pu contribuer un peu à le faire mieux admettre :
cela, bien entendu, pour les sectes " officiellement " tantriques.
Car, pour la masse des pratiques rituelles ou des éléments de
croyances tantriques présents partout dans l'hindouisme, la question
ne se pose pas, les croyants et usagers de ces rites ne les ressentant
pas comme tantriques. (On retrouve ici l'ambiguïté déjà signalée
de la situation du tantrisme.)
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Il n'est pas possible de dire dans quelles régions de l'Inde est
né le tantrisme. On a parfois tenté d'en expliquer certains traits
par des influences extérieures, venues de Chine, du Tibet, ou
même du Moyen-Orient ; mais ce sont là de simples hypothèses.
Il n'y a pas de raison de voir dans les cultes de possession,
par exemple, une forme de chamanisme. La possession caractérise
d'ailleurs aujourd'hui l'hindouisme " populaire " qu'on ne saurait
à proprement parler dire tantrique. Il est certain, par contre,
que les zones himalayennes ou proches de l'Himalaya, du Cachemire
à l'Assam, ont été des centres majeurs
du tantrisme hindou comme bouddhique. L'importance actuelle des
cultes tantriques au Népal, le nombre des Manuscrits de cette
sorte qu'on y trouve encore attestent la vitalité qu'y a conservée
cette tendance. Mais le Kerala, au
sud, fut aussi un centre du tantrisme, tout comme l'Inde centrale
ou l'Orissa (où se trouvent les rares
temples de Yoginis encore existants). Le tantrisme apparaît ainsi
comme un phénomène proprement indien qui s'est ensuite répandu
en Asie avec l'hindouisme et surtout le bouddhisme.
Comme l'hindouisme en général, le tantrisme se divise, selon les
divinités adorées, en des sectes différentes, qui possèdent des
enseignements et des rites différents et qui s'excluent mutuellement.
Les rares persécutions religieuses qui eurent lieu dans l'hindouisme
furent le fait de groupes tantriques. À cet égard, on peut dire
que l'esprit du tantrisme s'oppose à celui de la bhakti
, la dévotion, qui est à tendance universaliste. Les deux ne sont
toutefois pas inconciliables, d'une part, parce que la dévotion
à la divinité et la grâce divine jouent un rôle important dans
le tantrisme, d'autre part, parce que des groupes bhakta
ont été marqués de tantrisme (cela se retrouve même chez les "
saints-poètes " du Maharashtra, ou
même chez Kabir).
Comme l'hindouisme lui-même, les sectes tantriques se divisent
en vishnouites et shivaïtes ou sakta
(où l'on adore la Déesse, la Sakti),
mais sectes shivaïtes et sectes sakta
sont difficiles à distinguer puisque la sakti
est essentielle dans le shivaïsme tantrique
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et que la Déesse, dans le shaktisme, est toujours associée à une
forme deSiva . Il y eut aussi des
Sauras, adorateurs du Soleil (Surya),
qui ont disparu, et des Ganapatyas,
fidèles du dieu Ganapati/Ganesa.
Parmi les vishnouites, le groupe principal est celui du Pañcaratra
, dont la littérature sacrée est vaste et importante, mais qui
aujourd'hui ne se considère pas comme tantrique. Au Bengale, les
vishnouites Sahajiya ont été remarquables
par leur érotisme mystique (dont une forme subsiste encore chez
les Bauls).
Les sectes tantriques sont ainsi surtout shivaïtes et sakta.
On peut (en simplifiant beaucoup) les dire issues des groupes
shivaïtes anciens des Pasupata et
des Lakula, adorateurs du dieu védique
Rudra. De là sont apparus les ascètes
Kapalikas, porteurs d'un crâne humain,
dont les cultes extatiques, visionnaires et transgressifs s'adressaient
soit à des aspects de Bhairava ,
forme terrible de Siva , soit à des
formes non moins terrifiantes de la Déesse. De là sont nées les
sectes tantriques les plus caractérisées, productrices de nombreux
textes (les tantras de Bhairava
, les Yamala - et Sakti-tantra
), avec notamment la tradition du Kula
qui se divisa elle-même en quatre " transmissions " (amnaya
) différentes et s'étendit même au bouddhisme. Le
Kula (ou Uttara-amnaya) donna
naissance au Trika, la plus connue
des traditions du Cachemire, la plus philosophiquement développée
et qui influença notamment la Srividya
(du Daksina-amnaya), le culte de
Tripurasundari, toujours vivant actuellement.
Les autres amnaya ont donné lieu
à diverses autres sortes de cultes de la Déesse, essentiellement
de formes de Kali, avec, par exemple,
dans le cas du système Krama, toute
une structure cosmique de déesses fonctionnelles, les Kali,
dont la " roue " anime et résorbe le cosmos. Il est à noter que
la tradition shivaïte avait pris aussi la forme du shivaïsme-âgamique,
le Saivasiddhanta sanskrit, également
tantrique, mais où la sakti joue un moindre rôle. Il est aussi
plus ritualiste et, par sa considérable littérature (les Vingt-huit
Agama ), il fournit une sorte de
base commune (samanyasastra ) shivaïte.
Il a eu un rôle important en Inde du Sud où il est encore présent,
en particulier dans les temples.
Du côté bouddhique se développèrent de façon analogue plusieurs
" Véhicules " (yana ), dont on parlera
plus loin.
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3. Les doctrines Formant le noyau secret (ou la superstructure
ésotérique) de l'hindouisme et informant une grande part du rituel
généralement pratiqué, le tantrisme n'a pas un corps de doctrines
qui lui soit entièrement propre. Ses textes sont peu philosophiques,
même quand ils comportent une " section de la doctrine " comme
c'est (très théoriquement) le cas pour les Agama
et les Samhita . Certes, il y a eu
d'importants philosophes tantriques, en particulier dans les traditions
cachemiriennes, mais ils étaient d'écoles différentes. D'où l'absence
d'un ensemble doctrinal original commun. Le fonds des doctrines
tantriques hindoues est celui de l'hindouisme : il vient pour
l'essentiel des darsana classiques. La cosmogonie repose sur les
catégories du samkhya complétées
par en haut en comptant trente-six tattva
(au lieu de vingt-cinq) et tient à celle des Purana
(eux-mêmes parfois tantrisés). Ses spéculations magico-linguistiques
reposent sur la grammaire et la phonétique traditionnelles et
empruntent à la Mimamsa . Le yoga
tantrique s'est développé sur la base de celui de Patañjali.
La métaphysique est de type védantique : dualiste (dans les Agama
), dualiste mitigé ou surtout non dualiste (en particulier dans
le shivaïsme des Bhairavagama ),
car cela s'accorde mieux avec la vision tantrique du cosmos et
de l'homme. Le Pañcaratra a une conception
particulière du déploiement (vyuha
) de la création à partir d'hypostases deVisnu
.
Caractéristique du tantrisme est sa conception de la divinité.
Celle-ci, au plan suprême, transcende toute dualité, mais elle
est, en tant que telle, conçue comme ayant deux aspects inséparables,
masculin et féminin (Siva/Sakti,
Visnu/Sri , etc.), dont l'union,
sexuée, marque le point de départ du cosmos comme celui de son
retour à l'origine. De ces aspects, c'est le féminin qui est actif,
qu'il domine l'autre ou non. La création est l'œuvre de cette
énergie féminine : elle en est toute pénétrée et se déploie comme
un vaste jeu cosmique. La sakti,
qui soutient et anime ainsi l'univers, le résorbe à la fin de
chaque cycle. Elle cause, avec la manifestation cosmique, l'esclavage
de l'homme en ce monde, mais c'est par elle qu'il se libérera
en retournant à sa
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source. Le tantrisme réinterprète là un schéma cosmique puranique.
De plus, le microcosme, qui est lié au macrocosme par un immense
jeu de corrélations et de connexions, peut en rejouer le déploiement
comme le repliement - par lequel il arrivera au salut dans la
fusion (ou " proximité ") avec la divinité. Il est à noter que,
dans cette recherche de la délivrance, si les rites et autres
pratiques occupent la place la plus visible, la grâce divine (souvent
nommée " descente de l'énergie ", saktipata
, puisque c'est celle-ci qui agit) joue cependant un certain rôle.
L'homme répond à la grâce par la dévotion (bhakti
) dont il imprégnera ses pratiques. Mais l'ascèse reste avant
tout, dans la perspective tantrique, participation au jeu cosmique,
la lila . D'où le caractère d'effervescence
joyeuse, effrayante parfois, mais toujours ludique qu'a souvent
l'ascèse tantrique, qui, à cet égard, porte à leur paroxysme des
éléments présents dès le Veda et
qui ensuite avaient été occultés. La notion de lila
n'est d'ailleurs pas propre au tantrisme. Elle joue un rôle essentiel
dans tous les cultes krishnaïtes, dont certains seulement sont
tantriques, étant alors de ceux où tantrisme et bhakti
se conjuguent.
Le processus cosmique, dans toutes les écoles, est émanationniste.
Le monde est l'apparaître (abhasa
) du divin, qui reste inaffecté par ce qu'il émet tout en le contenant
en lui. Selon les sectes, l'univers sera jugé plus ou moins réel
ou irréel, encore que le plus souvent la maya
y soit considérée moins comme l 'origine de toute erreur, la "
grande illusion ", que comme la source de l' infinie diversité
cosmique née de la surabondance divine. Cette créativité divine
multiforme se manifeste en de vastes cosmogonies, en particulier
en celles qui reposent sur le déploiement cosmique de la Parole
(vac ), laquelle, dans le tantrisme,
est l'énergie par excellence. Celle-ci fait apparaître tous les
plans et aspects de l'univers, de la divinité elle-même à la terre,
par étapes successives, que ce soit selon l'ordre des lettres
de l'alphabet sanskrit ou par l'effet de la puissance et de l'expansion
d'un mantra (tels OM,
HRIM, SAUH, etc.) en lequel
repose la force créatrice de l'absolu. Le tantrisme bouddhique
élabora de façon analogue des systèmes cosmiques, où lettres sanskrites
aussi bien que mantras jouent un rôle, reposant toutefois sur
la métaphysique " idéaliste " du Mahayana.
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4. Le panthéon
Le panthéon tantrique est difficile à décrire en tant que tel,
car il est mêlé à celui de tout l'hindouisme (le cas bouddhique
est plus simple). On peut seulement noter quelques traits spécifiques
pour tâcher de distinguer ce qui est tantrique de ce qui ne l'est
pas, ou de ce qui l'est moins.
Quelle que soit la secte, il émane de la divinité, rassemblant
deux pôles, masculin et féminin, toute une hiérarchie de formes
et d'entités surnaturelles, de la plus haute à la plus basse,
parmi lesquelles toutefois les êtres féminins dominent, puisque
le processus cosmique est l'œuvre de la sakti.
La déité suprême y est une de celles de l'hindouisme -Visnu
, Siva , la Déesse -, mais de forme
tantrique, associée toujours à une entité correspondante de sexe
opposé. Siva , par exemple, pourra
être un des aspects de Bhairava ,
dieu redoutable aux traits transgressifs, dominant surtout dans
les tantras. Dans les agama
dualistes, ce sera Sadasiva, déité
plus paisible. Ou bien l'on aura Kamesvara
ou Kulesvara (associés à Kamesvari
ou Kulesvari), etc. Surya,
le dieu-soleil, est dans le tantrisme une forme deSiva
. Ganesa joue un rôle important dans
ce panthéon, où il est associé parfois à Batuka,
forme de Bhairava , et toujours accompagné
d'une duti , " messagère ". On le
trouve parfois multiplié par dizaines. Les cinq " visages " deSiva
, ses six " membres " (anga ), ses
attributs sont des formes divines ; et il en est de même des énergies
qui en émanent : les entités surnaturelles surgissent les unes
des autres hiérarchiquement.
Très spécialement tantriques sont les formes de la Déesse, celles
notamment des cultes kapalika des
Yoginis, divinités sauvages, assoiffées
de sang, porteuses de guirlandes de têtes coupées, parfois thériomorphes,
peuplant tout le cosmos d'un réseau omniprésent de puissance (yoginijala
), dominant les cycles cosmiques et dont les lieux de puissance
(les pitha , où
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tombèrent les fragments du corps déchiqueté de la Déesse) sont
répartis dans toute l'Inde. Ces Yoginis sont groupées en " familles
" (kula ), les principales étant
celles des huit " Mères " (matr )
: Brahmi, Mahesvari,
Kaumari, Vaisnavi,
Indrani, Varahi,
Camunda, et Mahalaksmi,
à qui des cultes secrets sont rendus la nuit sur les lieux de
crémation où elles communiquent leur toute-puissance à leurs dévots
en les possédant. On ne peut pas passer en revue toutes ces déesses,
parmi lesquelles se remarquent notamment des formes effrayantes
de Kali : Guhyakali,
la Secrète, les douze Kalis du système
Krama , dominées par la " Destructrice
du temps ", Kala-samkarsini, ou les
trois déesses du Mata, dont la plus
haute se nomme Ghoraghoratara, "
la plus Terrible des Terribles ", ou Kubjika,
la " Bossue ", unie au beau dieu Navatma,
etc. Formes farouches de cultes visionnaires aux rites transgressifs,
ces déités ont en même temps fait parfois l'objet de spéculations
métaphysiques subtiles, même dans les anciens tantras.
Ainsi, dans ceux du Trika, où les
énergies et les dieux sont dominés par la triade des déesses para
, Parapara et Apara,
formes de l'absolu siégeant sur les pointes du trident shivaïte
issu du " Grand Trépassé " (Mahapreta)
qu'est pour cette école Sadasiva,
en quoi elle s'affirme supérieure au Saivasiddhanta.
Para est alors " Essence des Mères
" (Matrsadbhava), le pur absolu transcendant
dans lequel l'adepte se fond par la méditation yogique. Mais il
y a aussi des déesses plus aimables, telle Tripurasundari,
la " Belle des Trois Cités ", dont le culte, fait avec un diagramme
(le sricakra ) et un mantra
(la srividya ) particuliers, subsiste
encore, très " védantisé ", en Inde du Sud.
De façon analogue, d'autres cultes transgressifs dans leurs débuts
seront par la suite " domestiqués " par une interprétation symbolique
des rites et des déités. Ainsi le culte kapalika
de Svacchandabhairava a-t-il quitté les champs de crémation pour
devenir le culte domestique, mais ésotérique, des brahmanes du
Cachemire. Typiquement tantriques
sont les " déesses-parole " ( vagdevata
), déesses de l'alphabet ou des lettres du sanskrit : Para,
Malini, etc. Quant au panthéon, si
nous considérons que toutes les déités peuvent donner lieu à nombre
d'épiphanies, que tous leurs aspects peuvent être divinisés, que
les instruments
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et les moments du culte peuvent l'être aussi, que les formules
rituelles, les mantras, au nombre,
dit-on de 70 millions, sont autant de déités hiérarchisées, que
l'univers est empli d'entités surnaturelles que les textes se
plaisent à énumérer sans fin, il apparaîtra que le thème est inépuisable.
Ce qu'il faut retenir dès lors pour caractériser cet aspect du
tantrisme, c'est l'omniprésence et l'infinie multiplication de
ces entités hiérarchisées, leur caractère souvent redoutable,
le fait qu'elles imprègnent le cosmos tout en étant présentes
en l'homme (ce qui est d'ailleurs une notion védique) dont le
corps est ainsi divinisé, sa vie prenant une dimension cosmique.
Développé au sein de l'hindouisme, le tantrisme l'a colonisé en
lui ajoutant ses propres divinités, secrètes, qui, en dépassant
les autres et en les englobant, et en envahissant l'univers par
leurs puissances, montrent sa supériorité sur la religion exotérique.
L'examen du bouddhisme tantrique ferait apparaître une évolution
et des phénomènes du même genre, plus faciles toutefois à cerner,
puisqu'il se distingue nettement du bouddhisme non tantrique.
5. Rites et pratiques ; la " kundalini "
Le tantrisme hindou ou bouddhique a ajouté à ces deux religions
une dimension supplémentaire par l'extrême développement d'un
rituel lié à des pratiques corporelles, mentales et de yoga
particulières. La pratique tantrique " opérante et efficace "
(sadhana , de la racine sanskrite
sadh , accomplir, effectuer) implique
l'homme entier, corps et esprit, dans l'acte qu'il accomplit ou,
plus exactement, dans le monde qu'il crée rituellement. On trouve,
certes, un peu de cela dans tout l'hindouisme, qui a une vieille
et solide tradition rituelle, mais cela est largement dû à ce
que presque tout l'hindouisme a été tantrisé. (Le bouddhisme,
par principe hostile au ritualisme, y a cédé à son tour, sous
l'influence, peut-on penser, du milieu brahmanique puis hindou
qui l'entourait.)
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390
La première étape de toute pratique tantrique vécue est l'initiation
(diksa ), au cours de laquelle l'adepte,
soigneusement choisi, reçoit en secret de son maître (guru
) un mantra. L'importance de l'initiation
et du secret et la nécessité du maître spirituel, qui semblent
être des traits généralement hindous, sont en réalité tantriques
ou ont été accentués par le tantrisme. Il y a plusieurs sortes
et degrés d'initiation visant, selon des rites divers et parfois
très complexes, des buts différents. Cette initiation est distincte
de l'upanayana , que doit recevoir
tout jeune hindou " deux-fois-né ". Elle peut en principe être
accordée quels que soient le sexe ou le statut social. Le secret
des règles et des pratiques est assuré non seulement par la transmission
directe de maître à disciple, mais aussi par l'emploi dans les
textes d'un langage codé (sandhabhasa
).
Les pratiques les plus typiques sont relatives aux mantras,
" instruments de pensée ", formules stéréotypées à usage rituel
et mystique ou magique, souvent dépourvues de tout sens apparent,
mais censées recéler toute la force des divinités dont elles sont
la forme phonique, essentielle. Parole efficace, puisque sa nature
est celle de l'énergie divine, le mantra
est censé agir par lui-même. Tous les rites tantriques s'accompagnent
de leur énoncé, qui peut être émis en mille circonstances. Leur
omniprésence est un trait si typiquement tantrique que les termes
mantrasastra, " enseignement des
mantras ", et tantrasastra, " enseignement
tantrique ", sont souvent pris comme synonymes. Le mantra
n'est toutefois efficace que s'il a été d'abord régulièrement
reçu par l'adepte puis maîtrisé par lui au terme d'une ascèse
particulière (mantrasadhana ou purascarana
), généralement longue et complexe. L'importance des mantras
dans les rites est telle que ceux-ci peuvent ne consister qu'en
leur énoncé. L'image du culte peut même parfois n'être faite que
de mantras (mantramaya ) : rituellement
confectionnée avec des formules, sans rien de matériel. L'univers
tantrique, hindou comme bouddhique, est celui de la toute-puissance
de la parole et de sa constante manipulation rituelle et magique.
Les mantras doivent souvent être indéfiniment répétés : jusqu'à
des millions de fois. Nommées japa
, ces répétitions sont soigneusement codifiées. Associées à des
méditations, à des visualisations et à la régulation du souffle,
le japa tantrique est souvent proche
du yoga .
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391
L'énonciation des mantras s'accompagne
parfois de gestes symboliques, les mudra
(mot qui signifie " sceau "). Gestes des doigts ou des mains,
ou bien attitudes ou postures corporelles (imitant ou évoquant
en général celles de la déité adorée), les mudra
peuvent aussi être des " attitudes mystiques ", la posture associée
à la méditation visualisante exprimant et causant à la fois l'identification
de l'adepte à la divinité. Cette identification se réalise aussi
et surtout par une méditation intense créatrice d'images mentales,
la bhavana (du sanskrit bhu
, devenir, exister, d'où faire être). Par elle, l'adepte fait
exister dans son esprit une divinité, un diagramme ou toute autre
forme ayant une signification religieuse, dans tous ses détails,
avec une précision quasi hallucinatoire et il la perçoit comme
présente soit devant lui, soit en lui-même, dans la structure
imaginaire de son " corps subtil ". Il s'identifie ainsi au jeu
de l'énergie divine ou au cosmos, dont il place en lui les divisions,
ou encore à l'image de la déité, qu'il surimpose mentalement à
son corps, s'identifiant par là avec elle.
La présence de la divinité ou d'entités surnaturelles ou cosmiques
dans le corps de l'adepte est assurée aussi par d'autres pratiques,
en particulier par les nyasa , attouchements
par lesquels, avec un geste prescrit des doigts, une mudra,
un mantra recélant l'influx divin est " déposé " et est censé
par là même apporter ce qu'il représente, imprégner de sa puissance
ou même transformer l'endroit ou l'objet attouché. Comme le japa,
le rite de nyasa tend à la multiplication.
Quand il précède le culte ou fait partie d'un mantrasadhana,
des dizaines de séries d'impositions peuvent se succéder, renforçant
ainsi la déification du pratiquant.
Cette déification est un trait essentiel du culte (puja
) tantrique des divinités. Celui-ci suppose l'identification préalable
de l'officiant à l'être à adorer : " Seul un dieu peut adorer
un dieu ", dit l'adage. Un ensemble d'actes rituels sera ainsi
accompli pour " remplacer " le corps humain de l'officiant par
un " corps divin " formé d'éléments purs où la déité pourra résider,
l'actant
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392
du rite se faisant alors un culte à lui-même (atmapuja
) - nommé aussi " sacrifice intérieur " (antaryaga
) - en tant que divinité. Celle-ci, présente dans le corps ainsi
transformé, sera rituellement transférée dans le support matériel
du culte (image, diagramme ou autre), généralement avec le souffle
de l'officiant. Le culte " extérieur " peut alors se faire. Le
culte intérieur est proprement tantrique. Il est absent de la
puja hindoue ordinaire. Réalisé par
des visualisations (dhyana ) et par
des méditations liées au contrôle de la respiration, c'est en
réalité une pratique relevant du yoga
, lequel, sous des formes appropriées, fait partie intégrante
de la puja comme de nombre d'autres
rites tantriques. Le yoga , en effet,
assure ou renforce la participation somato-psychique de l'officiant
au rite qu'il accomplit ; or une telle participation est essentielle
dans la vision tantrique du culte. Pour aider encore à cette participation,
ou pour la symboliser davantage, l'officiant doit très généralement
porter des vêtements et des ornements semblables à ceux de la
déité adorée ou adopter l'allure de celle-ci. Par là s'expliquent,
dans le cas de divinités féminines, le transvestisme, ainsi que
le comportement étrange caractéristique de certains vrata
(" vœux ") tantriques, qui vont parfois jusqu'à mettre leurs adeptes
tout à fait en marge de la société.
Le culte tantrique suit d'une façon générale l'ordre du culte
hindou ordinaire - lequel, de nos jours, n'est toutefois jamais
entièrement exempt d'éléments tantriques, sauf à en avoir été
délibérément purgé. Il fait usage en partie des mêmes objets.
Il faut noter à cet égard, pour le shivaïsme, que le linga , symbole
(originellement phallique) deSiva
, n'a rien de tantrique. Ce qui l'est, c'est de le comprendre
comme uni par son socle au yoni de la Déesse. Les sacrifices d'animaux,
d'autre part, sont une vieille tradition indienne, remontant au
Veda , mais ils subsistent aujourd'hui
surtout - pas exclusivement - en contexte tantrique. Si les divinités
les plus " orthodoxes " sont " végétariennes ", celles qui ne
le sont pas ne sont pas forcément tantriques. Il y a, dans le
tantrisme comme dans tout l'hindouisme, des pratiques de hautes
et de basses castes. Le tantrisme n'est pas de l'hindouisme "
populaire ". Il est, au contraire, lié à la tradition savante,
même s'il en apparaît comme une forme plutôt déviante.
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393
L'usage de diagrammes (mandala , yantra
, cakra ), s'il remonte lui aussi par certains côtés au
védisme, est un trait caractéristique des cultes tantriques, hindous
et bouddhiques. De plan carré et quadrillé, ou faits d'enceintes
circulaires ou triangulaires dans un carré (ou inversement), ces
diagrammes sont tracés rituellement. Ils sont faits de matières
périssables ou durables et peuvent être de toutes tailles : c'est
un petit objet ou une enceinte dans laquelle entre l'officiant,
mais il délimite toujours une aire sacrée, centrée, orientée,
où la déité est appelée à résider pour la durée du rite, qu'elle
y soit présente en image (symbolisée par un objet, vase ou autre)
ou mentalement visualisée. Ce n'est ordinairement qu'une surface
organisée où se déroule un rite, mais ce peut aussi (plus rarement)
être un symbole de la divinité dans son activité cosmique. Construit
avec l'aide de mantras, il contient
un panthéon que l'officiant adorera en allant de l'extérieur vers
le centre, accomplissant ainsi un parcours qui va du monde ordinaire
à la divinité suprême. De tels mandalas
ou autres diagrammes peuvent être intériorisés par la méditation
et servir, moyennant une pratique de yoga
particulière, à s'unir au jeu cosmique de la déité.
Typique du culte tantrique est enfin l'emploi, en guise d'offrande,
des pañcatattva , " les cinq éléments
", ou pañcamakara , " les cinq lettres
m " : viande, poisson, alcool, graines et union sexuelle (dont
les noms sanskrits commencent par m). Les quatre premiers, offerts
à la déité, sont ensuite consommés par l'officiant. Le cinquième
peut consister en une union sexuelle rituelle avec une jeune femme
préalablement initiée et " transformée " par des nyasa et autres
rites. L'offrande est alors celle des sécrétions nées de cette
union - si elle est effectivement réalisée. Ce rite sexuel peut
être collectif, formant alors une cakrapuja
, " culte en cercle ", fait avec des " yoginis
" : de ce rite très secret et sans doute rare, on a dit qu'il
avait dégénéré en orgies. En fait, ces pratiques sexuelles, très
ritualisées et compliquées, ne sont pas plus de simples ébats
amoureux que des techniques érotiques raffinées. Comme le dit
le Hevajratantra bouddhique, on ne
les pratique pas pour y trouver du plaisir. Elles ont
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394
toujours été réservées à quelques initiés. Il s'agit de l'utilisation
à des fins de puissance et de libération d'une pulsion particulièrement
forte et profonde et qui, en outre, reproduit au niveau humain
l'acte du désir divin qui a donné naissance au monde. D'autres
mouvements intenses de l'être - peur, colère, haine, etc. - peuvent
aussi être mis en jeu par des techniques tantriques visant à faire
atteindre l'absolu par la dissolution du moi social au travers
d'un choc émotif (techniques qu'on trouve aussi dans le bouddhisme
tantrique). L'esprit du tantrisme est, en effet, celui de l'utilisation
des éléments du monde, notamment du kama
, le désir, pour échapper aux limitations du monde. Il vise aussi,
dans certains cas du moins, en violant au maximum les règles du
comportement " normal ", notamment celles qui sont relatives à
la pureté rituelle et au respect de l'ordre des castes, à plonger
dans le chaos de l'impureté et du désordre, libérant ainsi des
forces obscures, dangereuses, mais suprêmement efficaces, que
bride habituellement la vie sociale. Ainsi le tantrika
atteint-il à la toute-puissance et à la libération. Il ne faut
toutefois pas voir là le tout du tantrisme, où l'élément de participation
à la joie ou à la fécondité cosmique est sans doute plus important
que l'élément transgressif.
On est, dans ces cas extrêmes, à la limite du magique et du religieux,
deux éléments - si on peut les distinguer - que le tantrisme associe
toujours plus ou moins. Il faut citer à cet égard les " six actions
[magiques] " (satkarmani ) : enchanter,
pacifier, immobiliser, tuer, etc., décrites dans la plupart des
textes tantriques, le plus souvent à propos de rites religieux.
Ces derniers, de fait, à côté des rites obligatoires (dits nitya
), comportent des rites optionnels (kamya
), accomplis en vue d'une fin intéressée, mondaine ou non, dont
des rites agressifs, destructeurs, qu'on accomplira pour soi ou
pour les autres. Certes, ces rites " cruels " (krura
) sont parfois condamnés, mais ils existent normalement. C'est
qu'il ne s'agit jamais, dans la vision énergétique du cosmos qui
est celle du tantrisme, que de mettre en jeu une énergie divine
qui n'a par elle-même pas de connotation morale. Des procédés
tantriques sont également utilisés dans l'alchimie et ils forment
une branche de la médecine traditionnelle indienne.
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395
L'énergie cosmique omniprésente qui anime aussi l'être humain
prend chez ce dernier (tout en restant cosmique) la forme de la
kundalini . Celle-ci, imaginée comme
un serpent femelle lové à la base de la colonne vertébrale, peut
soit s'élever d'elle-même, soit, surtout, être éveillée par des
techniques yogiques corporelles et mentales appropriées. Elle
monte alors en traversant des centres du " corps subtil ", nommés
" roues " (cakra ) ou " lotus " (padma
). Elle les " perce " successivement et, atteignant le sommet
de la tête (ou allant encore au-delà), elle s'unit au principe
divin masculin. Ainsi est réalisée l'union des deux pôles de la
divinité et donc, pour le yogin, est obtenue la fusion en l'absolu.
Celui en qui cela se produit s'éveille à des plans de conscience
de plus en plus élevés correspondant aux cakra et mis en corrélation
avec des niveaux du cosmos comme avec des divinités. Il vit donc
un processus de " cosmisation " et de divinisation mentale ainsi
que corporelle. Cette pratique suppose toujours l'énoncé de mantras,
formes phonétiques de l'énergie divine. L'énergie kundalini
est aussi celle de la Parole (vac).
Son éveil correspond donc à l'apparition des plans cosmiques de
la parole comme à la naissance en l'homme du langage. Il s'accompagne
de phénomènes psychophysiologiques divers. Apparaissent aussi
des pouvoirs surnaturels, puisque ceux-ci sont liés aux niveaux
de conscience. La montée de la kundalini peut être provoquée par
le yoga sexuel, la fusion en l'absolu
coïncidant avec l'orgasme : on trouve cela notamment dans le "
Grand Sacrifice " (mahayaga ) du
Kula.
L'image du serpent ascendant de la kundalini,
qui se rattache à un fonds archaïque, est essentielle au yoga
tantrique. Elle intervient dans nombre de pratiques et dans le
culte. Il n'y a pas d'ascèse yogique tantrique faite avec un mantra
sans la montée de la kundalini. Celle-ci
donne lieu parfois à une extraordinaire création d'images mentales,
corporellement ressenties dans la mesure où elles sont liées à
la structure du " corps subtil ", avec ses (72 000 !) canaux et
tous ses centres, représentation fantasmatique dont l'adepte vit
le déroulement en lui et hors de lui avec le mouvement et l'immobilisation
des souffles vitaux (prana ). Que
cette pratique implique ou non l'union sexuelle, on rencontre
là certaines des formes les plus curieuses et les plus intenses
du yoga tantrique.
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6. Le tantrisme bouddhique
Les pratiques et spéculations qu'on vient de voir sont aussi
étrangères que possible à l'esprit du bouddhisme ancien, qui condamnait
l'idolâtrie et la croyance à l'efficacité des rites. Elles se
retrouvent pourtant, sous des formes très voisines, dans le Mahayana.
Peut-être né - développé en tout cas - comme le tantrisme hindou
dans la zone himalayenne, le bouddhisme tantrique a dû s'établir
en Inde vers le IIIe ou IVe siècle. Il y dura jusqu'au XIIe siècle,
où il disparut sous les coups de l'islam. Au cours de cette période,
il se répandit en haute Asie, en Chine puis au Japon et en Asie
du Sud-Est, régions où il est parfois encore actif (ainsi, dans
la secte Shingon au Japon). Secondaire, peut-on penser, par rapport
au tantrisme hindou (bien que des interactions aient dû se produire),
il est attesté avant lui, des éléments tantriques (ou " prototantriques
") se rencontrant dès le IVe siècle en Chine. Nous savons par
les pèlerins chinois qu'il était largement présent en Inde au
début du VIIIe siècle, en particulier dans la célèbre université
bouddhique de Nalanda. La période
du VIIe au XIIe siècle paraît avoir été celle de sa plus grande
floraison.
On ne saurait dire comment il est né. Sans doute apparut-il d'abord
dans de petits groupes marginaux (en contact peut-être avec des
renonçants hindous), pour venir au grand jour plus tard, sans
doute vers le VIIe siècle, lorsque la pensée philosophique du
Mahayana (dont les maîtres ne lui
étaient guère favorables) eut perdu de sa force créatrice. Le
tantrisme bouddhique reste toutefois lié à cette philosophie,
car il a conservé l'enseignement fondamental des écoles madhyamika
et yogacara sur la sunyata
, la vacuité, qui est la réalité ultime, et sur le fait que tout
ce qui constitue le monde n'a en définitive
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397
d'autre nature que celle du nirvana,
l'absolu au-delà de l'existant et du non-existant. Cette métaphysique,
apparemment négatrice de toute chose, loin de gêner le foisonnement
des divinités, des rites, des pratiques magiques, alchimiques
ou autres, l'a au contraire favorisé. En effet, si samsara
et nirvana ne sont en réalité que des états de la conscience,
troublée ou pure, il devient normal d'utiliser les moyens du monde
- le samsara - pour atteindre le
nirvana, qui y est déjà présent,
invisible seulement pour l'ignorant. Le bouddhisme avait, d'autre
part, repris les anciennes spéculations indiennes sur les corrélations
micro-macrocosmiques : inséparable de l'univers, l'homme en retrouve
en lui les niveaux, qu'il peut revivre par une ascèse adaptée,
laquelle, du plan humain, l'amènera à un absolu qui est en lui.
Le Buddha, en son essence - conçue
comme cet absolu -, est présent en l'homme. Il n'est que de l'y
appréhender et, là encore, l'utilisation des moyens du monde et
notamment des pulsions humaines se trouvera justifiée. Le corps
ne sera pas rejeté, mais transformé, cosmisé. On y vivra directement
l'équivalence samara/nirvana en arrivant
finalement, par des pratiques à la fois spirituelles, corporelles-mentales
et rituelles (cette coalescence des procédés étant caractéristiquement
tantrique) à l'Éveil parfait, au-delà de toute dualité. Un tel
état, où tous les opposés sont dépassés, où est réalisée la tathata
(l'"ainsité " : le fait que tout est "ainsi", c'est-à-dire au-delà
de toute définition conceptuelle), a reçu notamment le nom de
yuganaddha . Le tantrisme bouddhique s'est constitué un
panthéon où, d'un premier principe absolu (mais insubstantiel),
le Vajrasattva, l'Être adamantin,
nommé aussi Buddha primordial, Adibuddha,
émanent cinq Buddhas (les Jina) régnant
chacun sur un secteur du cosmos, ayant sa parèdre, son mantra,
sa mudra, associés chacun à un Buddha
"humain" et à un Bodhisattva, ayant
enfin une " famille" (kula) de déités
souvent féminines et redoutables : on a là un panthéon hiérarchisé
analogue à celui de l'hindouisme tantrique, avec lequel il partage
d'ailleurs certaines déités.
Dans les rites sont utilisées les mêmes pratiques, ou presque,
que dans l'hindouisme. Les mantras,
surtout monosyllabiques,
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398
parfois nommés dharani (" porteuse"),
y sont efficaces et y sont utilisés de la même manière, notamment
dans des répétitions liées à des visualisations et à des pratiques
de yoga . Les mudras
, nombreuses, y ont le même rôle symbolique. (Le mot mudra
y désigne toutefois aussi la partenaire des rites sexuels, parfois
nommée mahamudra en tant qu'identique
à la Prajña, la Sapience, aspect
féminin du suprême.) Les visualisations y ont une valeur particulière
puisqu'on est dans un système de pensée où tout est création de
l'esprit : l'officiant crée les dieux qu'il adore, ou les résorbe
en lui. Les mandala ont un rôle considérable. Paradigmes de l'évolution
cosmique, ils représentent en effet l'identité essentielle du
samsara et du nirvana
: " Le mandala, dit un tantra,
est l'essence même de la Réalité. " Leur construction forme parfois
un rituel de longue durée. Le yoga
du bouddhisme tantrique, enfin, ne diffère que peu de celui de
l'hindouisme. Il n'a que quatre cakra,
mis en correspondance avec quatre " corps " (kaya)
du Buddha, la structure du corps
subtil rejoignant ainsi celle de l'univers spirituel, cependant
que les " souffles " (prana), dont
le mouvement éveille la " conscience d'éveil " (bodhicitta),
sont en correspondance avec le mouvement de l'énergie cosmique.
Le même schéma anthropocosmique est mis en œuvre par les pratiques
de yoga sexuel, où la félicité née
de l'union avec la partenaire fait parvenir à la "grande félicité"
(mahasukha), qui est aussi bien physique
que mystique.
Les similitudes entre pratiques bouddhiques et hindoues s'expliquent
à la fois par le développement des deux tantrismes dans le même
fonds commun indien et, dans certains cas, par une importante
influence shivaïte. Les Yoganuttaratantra
bouddhiques, en effet, sont directement inspirés de textes shivaïtes
kapalika, avec des cultes de Yoginis
et des pratiques tout à fait identiques. Il est à noter toutefois
que, dans le bouddhisme, l'élément féminin, la prajña,
la sapience - par opposition au moyen, upaya,
masculin - tout en étant efficace, n'a pas le même dynamisme spontané
que la sakti hindoue : c'est l'upaya
qui l'éveille.
On distingue dans le tantrisme bouddhique divers "véhicules" (yana),
ou doctrines (naya). Il y aurait ainsi fondamentalement un
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"Véhicule des Mantras"(Mantrayana
- ou Mantranaya), pouvant remonter
au IVe siècle, où se serait élaboré l'essentiel des pratiques
et spéculations et d'où serait issu le Vajrayana
("Véhicule de Diamant "), le vajra
, foudre ou diamant, symbolisant la Réalité suprême, personnalisée
en Vajrasattva, l'Être adamantin.
S'y ajoutent le Sahajayana ("Véhicule
de l'Inné") et le Kalacakrayana ("Véhicule
de la Roue du temps"). Tout le bouddhisme tibétain, comme celui
du Bhoutan et du Népal, est tantrique.
Le Sahajayana est intéressant à plusieurs
titres. Ses textes sont en langues populaires - aprabhramsa
et vieux bengali - et non en sanskrit : ce n'est pas une tradition
savante. Ses adeptes étaient soit des renonçants au comportement
étrange, errant avec leur parèdre, soit des hommes restés dans
le monde, mais sorciers. Il incarnait donc une sacralité transgressive
et marginale, des pratiques et une idéologie analogues existant
d'ailleurs en milieu hindou chez les Vaisnava-sahajiya.
C'était une voie ésotérique extrême, prônant l'appréhension directe
de la Réalité innée (sahaja) présente
en sa spontanéité en chacun dans la " conscience d'éveil " (bodhicitta),
la "grande félicité" (mahasukha) de l'Éveil étant identique à
celle de l'union sexuelle.
Le Kalacakra apparut vers le Xe siècle,
notamment au Cachemire. Il développe et absolutise la notion de
l'Adibuddha, au point de la rendre
proche de celle du brahman . Il le
décrit comme "Un sans second" et comme " source de la roue du
temps ", c'est-à-dire de tout le devenir. Il forme ainsi presque
une religion à part du bouddhisme. Il a, en particulier, une pratique
de yoga par laquelle l'adepte met
son souffle en correspondance avec les rythmes cosmiques - ceux
du temps : kala - et par là se les
assimile pour finalement les dépasser et s'unir à l'absolu, "instant
unique, incomparable et indivis" : une pratique tout à fait semblable
existe dans le shivaïsme. Un rituel curieux de cette école est
celui de l'"entrée en frénésie", ou "possession par une [divinité]
redoutable" (krodhavesa); l'adepte
s'y laisse posséder par toutes les forces obscures et violentes
dormant en lui pour
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400
en triompher et les apaiser et, ainsi purifié, devenir apte à
recevoir l'initiation. Le Kalacakra
se prolongea au Cachemire, avec d'autres écoles bouddhiques, jusque
vers le XIVe siècle. Il fut introduit, de là, au Tibet, aux Xe-XIe
siècles.