Émerveillement ordinaire

Entretien avec Daniel Odier

Dans Tantra, l'initiation d'un Occidental à l'amour absolu, Daniel Odier racontait sa rencontre et son initiation au tantrisme cachemirien auprès d'une yogini indienne, Devî. Depuis trois ans, il transmet les enseignements de l'école Pratyabhijnâ de la « Reconnaissance spontanée » du Soi.

Nouvelles Clés : Tradition indienne d'origine lointaine, voie spirituelle toujours d'actualité, système de pratiques énergétiques et sexuelles : dès que l'on parle de tantrisme, en Occident, la confusion règne... À la lumière de votre expérience, qu'est-ce que le tantrisme ?

Daniel Odier : Le tantra est, pour moi, une voie millénaire et absolue en laquelle chacun est « reconnu » comme ayant en son propre cœur les attributs de la divinité (« Reconnaissance spontanée » : c'est le sens du mot Pratyabhijnâ, l'école dont j'ai reçu la transmission de mon maître cachemirien, la yogini Devî). Le Soi est Shiva, la conscience porte en elle l'essence du divin. La voie consiste à reconnaître cette essence en soi, par l'enseignement ou de manière spontanée.

N. C. : Rien à voir, donc, avec les pratiques ou thérapies sexuelles qui ne cessent de se multiplier sous le nom de « Tantra » ?

D. O. : Pour moi, il n'y a pas de tantra sans transmission et sans lignée qui remonte à la source, et toute la confusion vient de là. Les lignées du « néo-tantra » ne remontent pas en deçà de leurs initiateurs, elles ont une trentaine d'années. Depuis toujours, le mot « tantra » a fasciné, et les écoles les plus étranges s'en sont réclamées. Il y a eu des sectes qui promulguaient le meurtre rituel, comme les fameux Thugs, dont l'origine remonte au Moyen-Âge et qui se transformèrent en guerilleros contre les colons anglais, mais aussi d'autres sectes pour lesquelles le cannibalisme ou la violence contre les brahmanes faisaient acquérir des mérites spirituels... La force du tantra, c'est qu'il balaye toutes les déviances apparues depuis un ou deux millénaires. Les déviances contemporaines sont très « soft » et mineures, en importance si ce n'est en nombre, et si naïves qu'elles se sont toutes accrochées à la sexualité, qui est vraiment le miroir aux alouettes contemporain. Mais on peut comprendre ce désir de transformer une voie millénaire d'une profondeur et d'une subtilité incomparables en « prêt à jouir » spirituel : c'est notre tendance générale actuelle. Elle vient simplement de l'ignorance et de l'absence de filiation. Ceux qui prétendent l'enseigner n'ont même pas eu accès à la partie « sexuelle » des enseignements auxquels ils se croient rattachés, et qui dans la tradition n'est enseignée que de manière exceptionnelle. Elle n'est d'ailleurs absolument pas indispensable, et on peut parcourir toute la voie traditionnelle sans qu'elle ait lieu.Il y a donc un leurre total. Les thérapies sexuelles telles qu'elles sont apparues dans les années soixante ont leur valeur propre, leurs connaissances profondes des mécanismes sexuels et de leurs techniques. Elles n'ont pas besoin du passeport mystique. Pourquoi leur accoler le mot « tantra » ?

N. C. : D'où vient, pourtant, que le tantrisme véhicule une image à ce point associée à la sexualité ?

D. O. : La sexualité du tantrika, c'est le rapport de toute la sensorialité avec le monde. C'est le frémissement (spanda) qui naît lorsque le désir se satisfait de sa propre incandescence en ayant abandonné toute idée d'atteindre un être ou un objet. Il y a

alors complétude. Un être qui a besoin de l'autre pour masquer son incomplétude, ou pour la nourrir, ne connaît que des « rapports sexuels », une tentative illusoire d'achèvement qui tient du cannibalisme mutuel et porte en lui de la violence, du désespoir et une certaine forme de désillusion, de beauté tragique, qui est d'ailleurs l'une des matières premières de l'art. Pour celui qui est sur la voie tantrique, l'union sexuelle peut être une manière de jeu merveilleux qui commence à être vécu, par instants de grâce, comme une expérience directe, sans que la pensée différenciatrice s'impose. C'est un jeu passionné sur un terrain accidenté où l'aspirant touche aux limites de son abandon, au surgissement de la pensée, au blocage de la spontanéité, au manque de confiance qu'il peut avoir quant à la sagesse de son propre corps. Lorsque cela peut être vécu de cette manière, c'est une ascèse, car on s'aperçoit très vite de nos limitations, de nos projections, de notre solitude que nous cherchons à masquer au lieu de la vivre. Aller au fond de sa solitude, c'est voir qu'elle est une construction mentale et la faire éclore dans l'expérience non-duelle. Ces jeux nous aident à frôler l'essence des choses et, lorsque la paix profonde de la yogini accomplie touche la paix profonde du yogin, se révèle la puissance de la Shakti qu'on appelle Kundalini. À cet instant, il n'y a pas de dualité, pas de début, pas de fin, pas de « rapport », mais un frémissement qui, comme l'amour, ne saurait naître, atteindre son acmé puis disparaître. Lorsqu'il y a sexualité, il n'y a plus d'espace-temps. Il ne s'agit pas de transcender le désir mais, au contraire, de le porter à une telle incandescence qu'il inclut « l'autre » dans son propre frémissement.

N. C. : On parle souvent de « voie
de la main droite » et « voie de la main gauche ». Qu'en est-il de cette distinction ?

D. O. : Dans les réunions tantriques, au Cachemire, les adeptes qui pratiquent le rituel sexuel sont placés à la gauche du maître, les autres à sa droite. Comme ils sont assis en cercle, il y a un moment où la gauche n'est plus différente de la droite... Par extension, ceux qui pratiquent les trois M, c'est à dire consomment de la viande (mâmsa) à l'occasion, de l'alcool (madya) ou des substances hallucinogènes, et pratiquent l'union sexuelle (maithuna) sont considérés comme pratiquants de la main gauche. Mais, plus généralement, on peut dire qu'un maître authentique pratique avec l'intégralité de ce qui est, et que, même sans avoir reçu de transmission sexuelle, on peut être considéré comme pratiquant de la main gauche lorsque les sentiments violents sont intégrés à la voie. Même le maître le plus doux sera, à l'occasion, un maître de la main gauche, lorsqu'il faudra que le disciple affronte sa peur fondamentale. Fondamentalement, ce sont des divisions d'universitaires puritains qui se servent de cette dualité pour condamner la voie de la main gauche. Ces divisions ne correspondent pas à la réalité.

N. C. : Vous-même, vous avez reçu cette initiation à maithuna. Vous l'évoquez dans votre livre. La transmettez-vous ?

D. O. : Je ne me sens pas encore la capacité de la transmettre, car je sais ce qu'elle est en réalité. Les vrais chercheurs n'aspirent pas à l'union sexuelle avec celui qu'ils suivent, mais à la conscience du Soi. Je les respecte. Lorsqu'il n'y a ni tabous, ni puritanisme, ni soif de pouvoir, ni prétention à être un maître, ni limite, il n'y a pas de passage à l'acte, tout n'est qu'harmonie, grâce et spontanéité.

N. C. : Quel est le rôle du maître, dans la tradition tantrique ?

D. O. : Dans un sens profond, le maître n'est que le miroir de notre propre liberté fondamentale. Il n'est jamais un intercesseur, il n'a rien à nous donner, nous avons tout en nous. On dit qu'une sadhana commence lorsque le disciple comprend qu'il n'est pas différent du maître. Il n'y a donc jamais d'allégeance. On peut dire que les maîtres tantriques sont là pour faire éclater le syndrome de soumission. Un maître nous pousse à l'examen, à la critique, à la vigilance, à l'irrespect, au non-conformisme, d'autant plus qu'il accepte et montre que le travail est incessant, même pour lui. Aucun maître tantrique ne devrait d'ailleurs se présenter comme un maître, puisqu'il n'a rien à transmettre. Tout est déjà présent chez le disciple. Ce qui se manifeste dans ce rapport, c'est de l'amour sans objet qui dissipe simplement les brumes et les opacités qui nous faisaient croire que quelqu'un allait nous libérer. On se met à l'écho de la spontanéité de celui qui nous accompagne dans cette reconnaissance, pour nous faire goûter à la liberté d'être.

N. C. : Quelles sont les qualités requises pour suivre cette voie ?

D. O. : L'incandescence, la passion, l'acceptation intégrale de ce qui constitue l'être humain, l'ombre et la lumière. L'allergie aux groupes, aux préceptes, à l'obéissance, à la purification, aux croyances de toutes sortes, à tout attrait New Age. Le doute par rapport au maître, l'absence de doute par rapport à ses propres capacités. Le simple désir de ne rien être d'autre qu'un être ordinaire jouissant de l'intégralité de ses capacités au sein d'une société telle qu'elle est. Il n'y a pas de place, dans le tantrisme, pour le surhomme détenteur de secrets et de pouvoirs extraordinaires ; donc pas de place pour le rêve romantique du sacré. Rien que la réalité intégrale.

N. C. : Pas de place, non plus, pour cet autre rêve romantique d'une relation amoureuse « épanouie », « sacralisée » par la pratique tantrique ?

D. O. : Encore une fois, nous avons affaire à un fantasme d'Occidental. La sexualité est, dans l'égalité avec toute autre manifestation de la sensorialité, un lieu de Conscience. D'ailleurs, dans les pratiques du Vijnânabhairava tantra, sur cent-vingt ou cent-trente pratiques, il n'y en a que trois qui concernent maithuna. C'est dire à quel point la sexualité, dans le sens où nous l'entendons habituellement, est intégrée au tout. Pratiquement, il y a un abandon au souffle profond, qui fait qu'il n'y a plus de différence entre maître et disciple. À ce point, l'identité se fête par la Grande Union. Alors, l'orgasme n'a plus besoin de la détente de l'éjaculation, car le tantrika a intégré l'énergie féminine. L'idéal tantrique est celui de l'intégration de la dualité homme-femme dans la plénitude. Shiva est souvent représenté comme un hermaphrodite. Il est capital de bien comprendre qu'on ne dévoile pas la Conscience à coups d'exercices énergétiques, d'agitation, de gesticulations, de danses pseudo-chamaniques et autres friandises du « faire », mais par la lente et douce émergence de l'amour sans objet, qui attend paisiblement que nous cessions de poursuivre l'inatteignable.

N. C. : En quoi la sâdhana du tantrisme peut-elle convenir aux Occidentaux ?

D. O. : Le tantrikâ considère qu'entrer dans la voie, c'est accepter son corps, sa sensorialité, ses émotions et ses pensées comme le lieu même de l'éveil. Mais il considère également que ce noyau de conscience incandescent est sous-jacent à toute manifestation de l'univers. Tout n'est que conscience, pour lui. Sa pratique est donc de laisser affleurer la conscience dans tous les mouvements de la vie, afin que la conscience intérieure et la conscience extérieure s'unifient dans leur réalité commune, et que cesse la perception fallacieuse de la dualité. Cette non-séparation du tantrikâ et de l'univers me paraît merveilleusement adaptée à tous ceux qui sont insatisfaits par les dogmes, les croyances et l'assujettissement à une autorité religieuse. Pourtant, c'est une voie difficile, car elle passe par l'abandon de tous les points d'ancrage et nous, les Occidentaux, en avons beaucoup. Ce n'est surtout pas une voie de facilité, et nous aimons la facilité ; nous aimons tout ce qui nous détourne de notre solitude. C'est une voie théoriquement simple mais pratiquement ardue, parce que non fantasmatique, fondée uniquement sur la Réalité au sein de la société, sans aucune échappatoire, sans possibilité de fuite dans le merveilleux, le rituel, la magie, les vies antérieures, les autres mondes, la métaphysique.

N. C. : Nombre de ceux qui cherchent une voie spirituelle sont motivés par un manque, un vide qu'ils disent ressentir dans leur vie. Ils espèrent un soulagement.

D. O. : La vie est insupportable tant qu'on ne la vit pas. La pratique n'est rien d'autre que la présence à la réalité. Lorsqu'on est présent, la lumière et la joie se dégagent de la banalité même, donc n'importe quelle perception, n'importe quelle émotion, n'importe quelle pensée, n'importe quelle action nous réveille à notre propre plénitude. C'est ce que nous appelons « l'inversion du support ». La vie ne change pas : c'est notre regard qui se modifie.

N. C. : Qu'est-ce que la pratique tantrique a changé dans votre vie ?

D. O. : Je suis passé de l'absence et de l'automatisme généralisé à la présence progressive, donc à la sensibilité toujours plus profonde de ce qui est là, spatial, étincelant, entrecoupé de moments d'absence qui sont considérés comme des préludes au rejaillissement de la Conscience. La culpabilité s'est graduellement éteinte et la spontanéité s'est accrue. Lorsqu'il y a ouverture, je peux accepter mon trouble ou mon absence.

L'émerveillement devant la réalité croît de jour en jour, les contacts sensoriels sont de plus en plus fins, si bien que tout fait entrer en frémissement. Les émotions ne sont plus antagonistes à la voie mais, libérées, elles deviennent au contraire son véhicule. La libre circulation des choses est de moins en moins bloquée par le mental, et la joie jaillit spontanément. L'action est plus immédiate, plus limpide. Il y a plus de lenteur, de grâce, de non-réactivité. La conscience des blocages est rapide, et l'auto-libération des phénomènes plus habituelle.

N. C. : Et dans la relation amoureuse ?

D. O. : Dans la relation amoureuse, ou dans la relation à « l'autre », cet « autre » disparaît en nous comme nous disparaissons en lui, dans le même mouvement. Il n'y a donc plus de projections. Reste l'amour, non de quelque chose ou de quelqu'un, mais l'amour tout court. Disons, plus simplement, qu'il y a une reconnaissance presque constante d'être en vie.


par Laurence VIDAL

Laurence VIDAL : Dès qu'on parle de tantrisme en Occident, c'est la confusion. Peux-tu définir le tantrisme, et notamment le tantrisme shivaïte du Cachemire ?

Daniel ODIER : Le Tantra est l'un des rares courants mystiques à avoir traversé les millénaires sans perdre l'intensité et la richesse de ses enseignements. Transmis jusqu'à nos jours par plusieurs lignées ininterrompues de maîtres et de disciples, il est éminemment vivant.

Les universitaires indianistes, et les chercheurs spécialisés dans le tantrisme ne s'accordent pas sur ses origines. Pour certains, comme Alain Daniélou, Wendy Doniger O'Flaherty, Ajit Mookerjee ou Madhu Khanna, le tantrisme shivaïte se rattache à la civilisation de la vallée de l'Indus qui a atteint son apogée vers 2.600 avant notre ère. "On rencontre des symboles de rituel tantrique dans la culture d'Harappa (civilisation de la vallée de l'Indus, troisième millénaire avant notre ère) sous la forme de représentations de postures de yoga, et d'objets variés liés au culte de la Mère et de la fertilité." (cf note 1).

Cette civilisation sophistiquée dont l'écriture n'a pas encore été déchiffrée disparut à la suite de variations du cours de l'Indus ou de changements climatiques vers 1.900 avant notre ère. La thèse de destruction des cités dravidiennes par les Aryens est aujourd'hui remise en question car leur venue semblerait plus tardive.

On sait que les Dravidiens, grands navigateurs, ont essaimé jusqu'au bassin Méditerranéen. Les fouilles ont produit l'évidence de commerce avec la Mésopotamie. Des tablettes cunéiformes mésopotamiennes décrivent des transactions avec les marchands dravidiens qui exportaient des métaux précieux, des perles, de l'ivoire, du cuivre travaillé, de la céramique et de la verrerie . Ces navigateurs remontaient jusqu'aux ports d'Arabie par la mer Rouge.

La récente exposition à New York (février 1998) intitulée "Merveilles de la culture de la vallée de l'Indus" a permis au New York Times de faire le point sur les connaissances actuelles liés à cette civilisation.

Le Dr Possehl, du Département d' Archéologie et d'Anthropologie de l'Université de Philadelphie, exprimait l'embarras des chercheurs en déclarant à cette occasion: "l'expression archéologique de la civilisation de l'Indus ne ressemble en rien à ce qui nous est familier - pas de palais, pas de monuments, pas de temples. Nous avons là l'expression d'une antique complexité socioculturelle sans la présence ostentatoire d'une idéologie ou de l' évidence d'un souverain, roi ou reine. Il n'y a pas de vrai modèle dans l'histoire ou l'éthnographie qui suggère qu'il y ait jamais eu une civilisation de ce type". Les ruines cités démontrent un réel urbanisme, des rues droites, un système sophistiqué d'évacuation des eaux, des puits, l'usage de briques calibrées, et les divers objets retrouvés attestent d'un grand raffinement dans le travail des métaux précieux, de la poterie, de la céramique décorée et de la verrerie.

"Une culture urbaine d'une immense sophistication sur un territoire deux fois plus grand que celui sur lequel régnait Sumer ou l'Egypte contemporaine", écrivait Holland Cotter dans le New York Times (20 février 1998). On a également trouvé à Mohenjo Daro et à Harappa, des terres cuites figurant des ascètes en posture de méditation, un sceau représentant un yogi ithyphallique en posture yoguique couronné d'une coiffe ornée de cornes de buffle et entouré d'animaux emblématiques qui est considéré par beaucoup comme un prototype de Shiva. Wendy Doniger O'Flaherty de l'Université de Chicago écrit dans son ouvrage "Siva, the Erotic Ascetic" (cf note 2) . "Il y a une évidence d'une pratique yoguique dans la Vallée de l'Indus aussi bien que celle de l'adoration du Phallus mentionnée dans le Rig Véda comme caractéristique des ennemis des Aryens".

Pour d'autres, tel Stella Kramrisch, Conservateur du musée de Philadelphie, Professeur à l'Institut d'art Indien de l'Université de New York et auteur de "The presence of Shiva" (cf note 3) le tantrisme shivaïte serait post-védique et aurait vu le jour au cours des premiers siècles de notre ère. Elle reconnaît la trace de pratiques yoguiques dans la culture de la vallée de l'Indus mais ne va pas jusqu'à penser que le fameux sceau 420 serait une figuration de Shiva. Stella Kramrish pense également que les racines du védisme sont bien antérieures au premier millénaire avant notre ère. Si elle avait raison, cela rendrait alors possible le passage des Aryens dans la vallée de l'Indus vers 1.900 avant notre ère et la thèse aujourd'hui abandonnée de leur participation à la chute de la civilisation de l'Indus serait alors à réexaminer.

Pour les maîtres tantriques cachemiriens tels Swâmi Laksman jî, haute autorité contemporaine décédé en 1991 à laquelle les plus éminents spécialistes du tantrisme se sont abreuvés, tels Lilian Silburn ou Mark S.G.Dyczkowski, "Le système Pratyabhijñâ était largement répandu au début du kâlîyuga." (3.200 ans avant notre ère) et "Le système Krama fut introduit au début du kâlîyuga par le sage Durvâsâ."  (cf note 4 ). Swâmi Laksman jî était à la fois considéré comme un grand érudit et comme un mystique, dépositaire de la tradition orale que les occidentaux négligent souvent.

Shiva n'apparaît pas dans les Véda composés environ 1.200 et 1.000 ans avant notre ère et transmis oralement jusqu'à leur rédaction plus tardive.

Il est donc possible, si l'on suit Swâmi Laksmanji, Alain Daniélou, Ajit Mookerjee et Madhu Khanna de penser que le shivaïsme est antérieur au védisme. Il est également possible que l'hypothétique déchiffrage des tablettes retrouvées dans la vallée de l'Indus dont aucune ne comporte plus de 26 hiéroglyphes n'apporte aucun éclaircissement par rapport au shivaïsme, comme le sugérait le Dr. Possehl dans le New York Times.

Notes :

1) La Voie du Tantra, Ajit Mookerjee et Madhu Khanna, trad. Vincent Bardet, Seuil,1978.

2) Oxford University Press, 1973.

3) Princeton University Press, 1981.

4) Sivaïsme du Cachemire, Le secret suprême, Swâmi Lakshman Ji, Les Deux Océans, Paris 1989.


LV : Qu'est-ce qu'un maître, selon la tradition tantrique ? Et le maître est-il indispensable pour suivre la voie tantrique ? Quelle est la nature de la relation maître-disciple ?

DO : La vision tantrique du maître est particulière. Le maître c'est avant tout le Soi, donc le tantrisme admet que dans des cas exceptionnels, il peut ne pas y avoir de maître mais notre accomplissement sera sujet à l'approbation d'un maître appartenant à une lignée. Dans un sens profond, le maître n'est que le miroir de notre propre liberté fondamentale. Il n'est jamais un intercesseur, il n'a rien à nous donner, nous avons tout en nous. On dit qu'une sâdhana commence lorsque le disciple comprend qu'il n'est pas différent du maître. Il n'y a donc jamais d'allégeance. On peut dire que les maîtres tantriques sont là pour faire éclater le syndrome de soumission. Un maître nous pousse à l'examen, à la critique, à la vigilance, à l'irrespect, au non-conformisme d'autant plus qu'il accepte et qu'il montre que le travail est incessant, même pour lui. Aucun maître tantrique ne se présente d'ailleurs comme un maître puisqu'il n'a rien à transmettre. Tout est déjà présent chez le disciple. Ce qui se manifeste dans ce rapport, c'est de l'amour sans objet qui dissipe simplement les brumes et les opacités qui nous faisaient croire que quelqu'un allait nous libérer. On se met à l'écho de la spontanéité de celui qui nous accompagne dans cette reconnaissance, main dans la main, et qui dissout à mesure que nous les créons, nos fantasmes, notre soumission, tous nos besoins de dépendance pour nous faire goûter à la liberté d'être.

 

LV : On parle du tantrisme comme d'une voie "directe", par opposition à une voie "progressive". Peux-tu nous dire ce que cela recouvre ?

DO : C'est une voie directe car les enseignements les plus profonds sont donnés immédiatement. C'est une voie progressive dans la mesure où l'on ne réalise pas subitement notre plénitude et lorsque cela se réalise dans l'instant d'éveil, il reste ensuite à traiter les imprégnations mentales, ce qui peut prendre une vie. On reste toujours un disciple même après la mort de son maître. Un maître acceptable est celui qui au fond de son coeur est resté un disciple, cela lui permet de mieux enseigner.

 

LV : On en parle aussi comme d'une voie "non-duelle". Qu'est-ce que cela signifie ?

DO : C'est une voie non-duelle car il n'y a pas de différence entre la conscience et l'absolu, entre le maître et le disciple, entre l'univers et le Soi. Il y a trois manières de la transmettre dans l'école Pratyabijñâ :

La non-Voie (Sâmbhavopâya), où le maître pointe directement le Soi immaculé du disciple et où le disciple réalise cette non-voie dans l'instant. Il n'y a alors aucune pratique puisque tout est réalisé sur le champ.

Dans la voie de la Shakti, (Shâktopâya), l'une de celles qui est exposée dans le Vijñânabhaïrava tantra, il y a un "travail" sur fond de conscience et d'absolu.

Il y a enfin la Voie de l'Être individuel (Ânavopâya) où intervient la contemplation, la détente, le souffle et la sensorialité.

Mais ces trois manières reposent toutes sur la Conscience immaculée du disciple, les différentes voies sont ainsi combinées pour n'en former qu'une. On pratique quand on a réalisé qu'il n'y avait pas de pratique. On écoute l'enseignement quand on a réalisé qu'il n'y a pas d'enseignement. On peut avoir un maître quand on a réalisé qu'il n'y a pas de maître. Alors peut se manifester Anûpaya, l'au-delà de la non-voie.

 

LV : On parle aussi de "voie d'incarnation" ? En quoi le tantrisme est-il une voie incarnée, une voie de l'action ?

DO : Le tantrikâ considère qu'entrer dans la voie, c'est accepter son corps, sa sensorialité, ses émotions et ses pensées comme le lieu même de l'éveil, mais il considère également que ce noyau de conscience incandescent est sous-jacent à toute manifestation de l'univers. Tout n'est que conscience pour lui. Sa pratique est donc de laisser affleurer la conscience dans tous les mouvements de la vie, afin que la conscience intérieure et la conscience extérieure s'unifient dans leur réalité commune et que cesse la perception fallacieuse de la dualité.

Cette non séparation du tantrikâ et de l'univers me paraît merveilleusement adaptée à tous ceux qui sont insatisfaits par les dogmes, les croyances et l'assujettissement à une autorité religieuse. Pourtant c'est une voie difficile car elle passe par l'abandon de tous les points d'ancrage et nous, les occidentaux, en avons beaucoup. Ce n'est surtout pas une voie de facilité, et nous aimons la facilité, nous aimons tout ce qui nous détourne de notre solitude. C'est une voie théoriquement simple mais ardue car non fantasmatique, fondée uniquement sur la Réalité au sein de la société, sans aucune échappatoire, sans possibilité de fuite dans le merveilleux, le rituel, la magie, les vies antérieures, les autres mondes, la métaphysique. "Ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici n'est nulle part" proclame le Vivasaratantra.

 

LV : La voie tantrique est-elle mal vue des occidentaux et des Indiens?

DO : Oui, car les occidentaux pensent que le tantrisme à quelque chose à voir avec ce que les hebdomadaires à gros tirage présentent, c'est à dire "Le sexe tantrique" .

Pour les Indiens, le tantrisme est une voie trop iconoclaste c'est par rapport aux normes sociales et religieuses. Le tantrisme ne reconnaît ni les castes, ni le rituel, ni la suprématie religieuse des brahmanes.

 

LV : Quelles sont les qualités requises pour suivre cette voie ?

DO : L'incandescence, la passion, l'acceptation intégrale de ce qui constitue l'être humain, l'ombre et la lumière. L'allergie aux groupes, aux préceptes, à l'obéissance, à la purification, aux croyances de toutes sortes, à tout l'attirail New Age. Le doute par rapport à son maître, l'absence de doute par rapport à ses propres capacités. Le simple désir de ne rien être d'autre qu'un être ordinaire jouissant de l'intégralité de ses capacités au sein de la société telle qu'elle est. Il n'y a pas de place dans le tantrisme pour le surhomme détenteur de secrets et de pouvoirs extraordinaires, donc pas de place pour le rêve romantique du sacré. Rien que la réalité intégrale.

 

LV : Qu'appelle-t-on "voie de la main droite" et "voie de la main gauche" ?

DO : Dans les réunions tantriques au Cachemire, les adeptes qui pratiquent le rituel sexuel sont placés à la gauche du maître, les autres à sa droite. Comme ils sont assis en cercle, il y a un moment où la gauche n'est plus différente de la droite.

Par extension, ceux qui pratiquent les trois M, c'est à dire consomment de la viande (mâmsa) à l'occasion, de l'alcool (madya) ou des substances hallucinogènes et pratiquent l'union sexuelle (maïthuna) sont considérés comme pratiquants de la main gauche. Mais plus généralement, on peut dire qu'un maître authentique pratique avec l'intégralité de ce qui est, et que même sans avoir reçu de transmission sexuelle, on peut être considéré comme pratiquant de la main gauche lorsque les sentiments violents sont intégrés à la voie. Même le maître le plus doux, sera à l'occasion un maître de la main gauche lorsqu'il faudra que le disciple affronte sa peur fondamentale.

Lorsque j'étais face à Devî, la sensation constante était qu'elle jouissait simultanément de tout le spectre des possibilités humaines et que son initiation faisait constamment appel aux deux voies parfois même en l'espace de quelques secondes. C'est la manière dont je m'efforce de transmettre les enseignements.

Fondamentalement, ce sont des divisions d'universitaires puritains qui se servent de cette dualité pour condamner la voie gauche. Ces divisions ne correspondent pas à la réalité.

 

LV : Dans ton livre, tu racontes comment tu as été initié par Devi au rituel sexuel de Maïthuna. Peux-tu nous dire en quoi il consiste ?

DO : L'initiation telle que je l'ai reçue est celle du frémissement de tous les sens qui retournent ainsi à leur demeure qu'est la Conscience.

Pour nous, il n'y a pas de différence entre un rapport sexuel génital et le rapport sensoriel que nous entretenons avec la réalité qui nous entoure. Pour le tantrikâ, l'activité ne mène pas à la Conscience mais elle en procède et y retourne après s'être unie à l'objet. Rien ne vient de l'extérieur. La Conscience coule telle une source vers le monde, le touche profondément, en son noyau incandescent et frémissant et revient à la Conscience dans une circulation continue.

Maïthuna est la reconnaissance que cette liberté est déjà atteinte par l'aspirant et que le fruit du yoga est mûr. En aucun cas ce n'est un rituel dans le sens d'un acte magique qui permettrait de goûter à un état de plénitude qui nous ferait défaut.

Pour prétendre à l'initiation, il faut avoir réalisé que le désir ne saurait se satisfaire d'un objet et que l'incandescence est ce qui demeure quand le désir de quelque chose est consumé. Pour fêter cet état d'abandon, le maître donne ou non l'initiation, ou la transmission de maïthuna lorsque le disciple l'a rejoint dans la complétude. S'il y a un manque, il n'y a pas d'initiation. Le samâdhi frémissant et continu est la porte étroite d'accès à Maïthuna, car l'union symbolise l'union préalable du tantrikâ et de l'univers.

Beaucoup de maîtres la donnent d'ailleurs par le regard, le rêve lucide, le contact non génital, la voix où l'esprit.

Encore une fois, nous avons à faire à un fantasme d'occidental. La sexualité n'est pas une voie d'accès, elle est dans l'égalité avec toute autre manifestation de la sensorialité, un lieu de Conscience. D'ailleurs, dans les pratiques du Vijñânabhaïrava tantra, sur cent vingt ou cent-trente pratiques, il n'y en a que trois qui concernent Maïthuna, c'est dire à quel point la sexualité dans le sens où nous l'entendons habituellement est intégrée au tout.

Pratiquement, il y a un abandon au souffle profond qui fait qu'il n'y plus de différence entre maître et disciple, à ce point l'identité se fête par la Grande Union. Alors l'orgasme n'a plus besoin de la détente de l'éjaculation, car le tantrikâ a intégré l'énergie féminine. D'ailleurs une femme qui n'est pas ouverte au monde est considérée énergétiquement comme un homme. Il n'y a donc que la Femme, au niveau de l'énergie, la présence de la Shakti. L'idéal tantrique est celui de l'intégration de la dualité homme-femme dans la plénitude. Shiva est souvent représenté comme un hermaphrodite.

Il est capital de bien comprendre qu'on ne dévoile pas la Conscience à coups d'exercices énergétiques, d'agitation, de gesticulations, de danses pseudo- chamaniques et autres friandises du "faire" , mais par la lente et douce émergence de l'amour sans objet qui attend paisiblement que nous cessions de poursuivre l'inatteignable.

Cette initiation que j'ai reçue, je ne me sens pas encore la capacité de la transmettre car je sais ce qu'elle est en réalité. Les conditions d'une telle transmission ne sont pas réunies pour l'instant. Maître et disciple sont au-delà du désir à cet instant et c'est alors que le rituel prend place. Les vrais chercheurs n'aspirent pas à l'union sexuelle avec celui qu'ils suivent mais au dévoilement du Soi. Je les respecte.

Le désir sexuel du maître, que j'ai connu de manière intense, n'est qu'une belle étape de l'abandon des fixations, il doit être traversé avec acuité sans qu'il y ait d'arrêt et le passage à l'acte avec un disciple sur la voie est le plus grave des arrêts. Lorsqu'il n'y a ni tabous, ni puritanisme, ni soif de pouvoir, ni prétention à être un maître, ni limite, il n'y a pas de passage à l'acte, tout n'est qu'harmonie, grâce et spontanéité. Devî m'a fait vivre cette incandescence totale, et cela, c'est la splendeur de Maïthuna, je ne peux transmettre moins que cela.

 

LV : Comment as-tu commencé à transmettre à ton tour ? Et comment as-tu su que tu pouvais, ou devais, le faire ?

DO : J'enseigne depuis trois ans. Il m'a fallu vingt ans pour intégrer les enseignements de Devî. Je suis lent. Un jour, "je suis tombé de la falaise" comme disait Devî, et j'ai reçu son autorisation de transmettre ses enseignements. Cela ne veut pas dire que je suis un "maître" accompli, cela veut simplement dire que j'ai touché le Coeur dont il est question dans les enseignements, et que je peux enfin parler de ce que je "connais". Il reste alors à fondre la pépite d'or jusqu'à ce qu'elle se dissémine dans toute la réalité, c'est l'oeuvre d'une vie.

Il y a d'ailleurs une très belle coutume dans le tantrisme cachemirien, celui qui reçoit l'autorisation d'enseigner ne prononce pas le nom complet de son maître, mais se réfère à lui simplement sous un nom générique, tel "Devî" pour une femme, afin que les erreurs qu'il commettra invariablement ne rejaillissent pas sur son propre maître. Eric Baret m'a dit un jour: "Si tu vas enseigner aux Etats-Unis, ne fait surtout pas l'erreur de dire que tu n'es pas pleinement réalisé, tout le monde s'en irait. Là-bas, tous les enseignants donnent la date et l'heure de leur Éveil total."

Si je transmets ces enseignements, c'est pour la beauté de cette réalité qui nous est si proche et qu'on risque de manquer faute d'un instant de clarté. C'est magnifique, si dépouillé, si simple et si peu connu. Être simplement un maillon de cette chaîne en se dissolvant totalement dans la lignée. Avec la maturité, on touche à l'évidence qu'on n'est rien, dans le sens absolu, et c'est alors qu'il y a réellement transmission. Celui qui pense être quelque chose ne transmet que son propre trouble.

 

LV : Qu'est-ce que la pratique a changé dans ta vie ?

DO : Je suis passé de l'absence et de l'automatisme généralisé à la présence progressive, donc à la sensibilité toujours plus profonde de ce qui est là, spatial et étincellant, entrecoupé de moments d'absence qui sont considérés comme des préludes au rejaillissement de la Conscience.

La culpabilité s'est graduellement éteinte et la spontanéité s'est accrue. Lorsqu'il y a ouverture, je peux accepter mon trouble ou mon absence. L'émerveillement devant la réalité croît de jour en jour, les contacts sensoriels sont de plus en plus fins, si bien que tout fait entrer en frémissement. Les émotions ne sont plus antagonistes à la voie mais, libérées, elles deviennent au contraire son véhicule. La libre circulation des choses est de moins en moins bloquée par le mental et la joie jaillit spontanément. L'action est plus immédiate, plus limpide. Il a plus de lenteur, de grâce, de non-réactivité. La conscience des blocages rapides et l'auto-libération des phénomènes plus habituelle.

Dans la relation amoureuse ou dans la relation à "l'autre", cet "autre" disparaît en nous comme nous disparaissons en lui dans le même mouvement. Il n'y a donc plus de projections. Reste l'amour, non de quelque chose ou de quelqu'un mais l'amour tout court. Disons plus simplement qu'il y a une reconnaissance presque constante d'être en vie ou en Devî.

 

LV : On parle dans le tantrisme de transmutation corporelle, qui peut aller jusqu'aux fameux "pouvoirs de yogis". Quels sont ces fameux pouvoirs?

DO : Dès qu'il y a coïncidence avec la réalité, il peut y avoir des manifestations mais les cachemiriens les voient comme des obstacles majeurs et non comme des "preuves" d'accomplissement spirituel ou surnaturel. Les pouvoirs sont de même nature que la vision de couleurs ou l'audition de sons pendant la contemplation. Ce sont des phénomènes sans intérêt profond. Ces apparitions momentanées sont liées à l'ego et à toutes nos projections. Je n'ai jamais vu de maître faire de miracles autre que de laisser jaillir leur amour inconditionnel. Dans la non-dualité, on peut avoir l'impression d'être une fourmi ou un atome, ou de l'antimatière, mais ce sont de simples affinements de nos perceptions. Ce sont aussi des dégagements d'énergies bloquées, un passage, sans plus, qu'il m'est arrivé d'effleurer. Devî disait qu'il n'y avait rien de plus vulgaire que de faire des miracles.

 

LV : Souvent, on se lance dans une quête spirituelle parce que la vie est insupportable. Puis l'on s'aperçoit que tout s'inverse : la pratique n'est plus là pour aider à (bien) vivre, c'est la vie qui devient le champ de l'expérience, de la sadhana tantrique. Que se passe-t-il ?

DO : La vie est insupportable tant qu'on ne la vit pas. La pratique n'est rien d'autre que la présence à la réalité. Lorsqu'on est présent, la lumière et la joie se dégagent de la banalité même, donc n'importe quelle perception, n'importe quelle émotion, n'importe quelle pensée, n'importe quelle action nous réveille à notre propre plénitude. C'est ce que nous appelons "l'inversion du support". La vie ne change pas, c'est notre regard qui se modifie.

 

LV : Dans le tantrisme, "toute relation est sexuelle", dis-tu. Peux-tu expliciter ?

DO : La sexualité du tantrikâ, c'est le rapport de toute la sensorialité avec le monde. C'est le frémissement (Spanda) qui naît lorsque le désir se satisfait de sa propre incandescence en ayant abandonné toute idée d'atteindre un être ou un objet. Il y alors complétude.

Un être qui a besoin de l'autre pour masquer son incomplétude ou pour la nourrir ne connaît que des "rapports sexuels" , une tentative illusoire d'achèvement qui tient du cannibalisme mutuel et porte en lui de la violence, du désespoir et une certaine forme de désillusion, de beauté tragique qui est l'une des matières premières de l'art.

Pour celui qui est sur la voie tantrique, l'union sexuelle peut être une manière de jeu merveilleux qui commence à être vécue, par instants de grâce, comme une expérience directe sans que la pensée différenciatrice ne s'impose.

C'est un jeu passionné sur terrain accidenté où l'aspirant touche aux limites de son abandon, au surgissement de la pensée, au blocage de la spontanéité, au manque de confiance qu'il peut avoir quant à la sagesse de son propre corps.

Lorsque cela peut-être vécu de cette manière, c'est une ascèse car on s'aperçoit très vite de nos limitations, de nos projections, de notre solitude que nous cherchons à masquer au lieu de la vivre. Aller au fond de sa solitude, c'est voir qu'elle est une construction mentale et la faire éclore dans l'expérience non-duelle.

Ces jeux nous aident à frôler l'essence des choses et lorsque la paix profonde de la yoginî accomplie touche la paix profonde du yogin, se révèle la puissance de la Shakti qu'on appelle Kundalini. A cet instant, il n'y a pas de dualité, pas de début, pas de fin, pas de "rapport" mais un frémissement qui comme l'amour ne saurait naître, atteindre son acmé puis disparaître. Lorsqu'il y a sexualité, il n'y a plus d'espace-temps. Il ne s'agit pas de transcender le désir mais au contraire de le porter à une telle incandescence qu'il inclut "l'autre" dans son propre frémissement. Une montée de kundalini, c'est l'énergie qui se dégage lorsque la yoginî ou le yogin ne fait qu'un avec l'univers. C'est une expérience d'une puissance difficile à imaginer. Une désintégration de l'être séparé du monde.

Dans notre école, la Kundalini part du coeur, du centre de l'être qui vit dans la non-dualité, touche ou éveille la base et traverse le corps. C'est ce qui arrive la première fois. Ensuite, les montées sont beaucoup plus douces dans l'expansion, plus sphériques, plus fluctuantes. Moins il y a d'obstacle, moins il y a de violence dans l'expérience. La Kundalini, c'est la force de la Shakti qui nous réintègre à l'étendue, à la spatialité.


La quête tantrique

Par Daniel Odier

« Tantra » : voici un mot culte en occident. Il cache en fait un système mystique complexe, l'un des plus anciens de la planète, celui du tantrisme shivaïte du Cachemire. Son aspect mystérieux est dû à son difficile décryptage et sa pratique nécessite une immense rigueur ascétique.

Le tantrisme shivaïte du Cachemire occupe une place exceptionnelle dans l'histoire de la pensée. Né il y a plus de sept mille ans dans la vallée de l'Indus, ce courant mystique, scientifique et artistique de la culture dravidienne englobe la totalité des potentialités humaines sans aucune exclusion. Utilise les sens et privilégie l'action de l'adepte qui s'engage totalement sur la voie de la connaissance. Le tantrisme est probablement la seule philosophie antique qui ait traversé tous les soubresauts historiques, toutes les invasions, toutes les dominations, pour nous parvenir intacte par une transmission de maître à disciple ininterrompue. La seule, aussi, à conserver l'image de la Grande Déesse sans opérer l'inversion de pouvoir entre la femme et l'homme pour favoriser ce dernier.

Les Dravidiens. Peuple marin, bâtirent les grandes cités de Mohenjo Daro et Harappa. Leur civilisation s'étendait de la vallée de l'Indus, dans le Pakistan actuel, jusqu'à la mer Rouge et la Méditerranée. L'invasion des tribus aryennes venues d'Ukraine, il y a trois mille ans, a imposé le védisme. Les maîtres tantriques ont fui les citadelles occupées et se sont installés dans les campagnes et dans les lieux inaccessibles de la chaîne himalayenne. Le tantrisme shivaïte a ressurgi au grand jour à partir du début de notre ère et atteint son apogée vers le XIe siècle au Cachemire, lieu naturellement placé aux carrefours des grandes routes culturelles et commerciales. Le Cachemire faisait partie du mystérieux pays d'Oddiyâna, situé entre l'Afghanistan, l'Inde et le
Pakistan. Il incluait la vallée de Swât lieu de naissance de nombreux mâhasiddha et dâkini, grands initiateurs et initiatrices tantriques qui diffusèrent la doctrine dans le reste de l'Inde, au Népal. En Chine et au Tibet.

L'une des plus grandes révolutions intérieures opérées par la quête tantrique. À travers le shivaïsme cachemirien, fut pour moi la révélation que l'éveil ne peut s'accomplir tant que les limitations arbitraires relatives à l'appartenance sexuelle n'ont pas cédé. La montée de la kundafini ne peut avoir lieu que dans un corps/esprit où toute dualité s'est disséminée dans l'espace par l'ouverture du coeur. Et le coeur, c'est Shiva/Shakti, l'androgyne, créateur du yoga, seigneur de la danse et de la vibration ; l'ondoiement parti du coeur qui ouvre toutes les autres roues (chakra) et permet de recouvrer l'état extatique qui a toujours été en nous.

L'extase innée

La présence de cette extase innée est l'une des grandes richesses du tantrisme et c'est sur cette réalité que se déploie toute la quête: mouvement intériorisé, retour au Soi, abandon de tout fantasme spirituel d'atteindre à une connaissance suprême ou à une révélation qui serait hors du Soi. Non voie. Enfin, puisque d'un point de vue absolu, nous sommes le dieu, la déesse que notre vision dualiste nous poussait à imaginer à l'extérieur de soi-même. Abhinavagupta, l'une des plus grandes figures du shivaïsme cachemirien, écrivait dans ses hymnes, au XIe siècle: « Je rends hommage à Bhairava félicité, plein de conscience, qui réside dans le lotus du coeur. C'est lui que les divinités des sens vénèrent perpétuellement par l'offrande des jouissances de leurs propres objets ». Cette jouissance

ne devient une offrande que lorsqu'elle est déliée de tout projet personnel, de tout lien à l'ego, de toute appartenance masculine ou féminine, et que, par la vivacité de sa présence au monde, le tantrikâ est à la fois la source et l'aboutissement de la vibration qu'il déverse et qui, après avoir traversé le monde, lui revient, enrichie de cette fusion. Alors seulement, sujet et objet adorateur et adoré réunis par l'extase, boivent ce que les textes tantriques nomment la « suprême ambroisie », c'est-à-dire la jouissance du Soi qui recèle l'intégralité du monde, toute sa lumière, mais aussi toute son obscurité.

Présence des sens et illumination divine

Cette omniprésence des sens, de la vibration divine continue qui traverse tous les états que peut connaître la conscience humaine, toutes les modalités de la réalité divisée en trente-six tattva à partir des éléments de base - la terre, l'eau, l'air, l'éther, le feu -, jusqu'au plus haut achèvement mystique - Paramashiva, l'indifférencié androgyne où Shiva et Shakti sont indissolubles -, est la marque du tantrisme le plus profond. Rien n'échappe à la réalité du monde, la totalité du divin est inscrite dans chaque atome et chaque atome n'est autre que mon propre corps. C'est d'ailleurs de cet androgynat que Shiva et Shakti sortent et auquel ils retournent le temps de donner au monde un texte révélé, comme le Vijnânâbhairava Tantra.

La grande union

À l'image de Shiva et Shakti, le tantrikâ est parfois admis à pratiquer avec son maître, ou sous son contrôle, le rituel sexuel de la grande union. Les seules conditions requises sont d'avoir l'âme d'un héros, le coeur ouvert, la maîtrise de la respiration, du contenu mental, des processus physiologiques et des attachements liés à l'ego. Alors, la Maithuna, le rituel d'union sexuelle, devient la réalisation dans la chair d'un processus préalable de fusion intérieure où les pôles masculins et féminins sont parfaitement intégrés. L'acte sexuel n'est plus un moyen illusoire de parvenir à l'unité, mais plutôt la matérialisation de la dissolution des notions duelles et non duelles.

Car prise à l'envers, utilisée comme moyen, l'union sexuelle ne fait que renforcer les « noeuds » qui nous lient à l'illusion de la dualité et oblitèrent toute possibilité d'accéder au centre du coeur, domaine de Shiva/Bhairava, où gît la félicité la plus ardente.

L'enseignement de l'existence de ces « noeuds » fait partie du côté iconoclaste et direct des enseignements du tantrisme cachemirien et je me souviendrai toujours de ma déception lorsque mon maître, Devî, m'annonça, avec humour, que ce que je considérais comme des chakras n'étaient en fait que des « noeuds » et que seul le tantrikâ accompli voit ses « noeuds » se transformer en chakra, « roues » dans lesquelles l'énergie s'engouffre en les faisant tournoyer.

Le coeur de Shiva/Shakti

Pour accéder au coeur de Bhairava/Bhairavi, Shiva/Shakti, à l'androgyne en soi, la quête du tantrikâ commence par la présence détendue au monde. Les sens et l'esprit disséminés dans le réel qui contient la totalité de l'absolu, le tantrikâ s'ouvre, vibre, s'étend à chaque contact. Peu à peu,

cette présence, cette qualité d'attention, d'abord intermittente, s'installe et commence à occuper le temple de son propre corps. Pendant ce processus ininterrompu, l'impression la plus forte qui me soit restée est que Devî introduisait en moi de l'espace. Mon corps se distendait gagnait peu à peu sa féminité profonde et accédait par là même à ce que le tantrisme appelle virilité, c'est-à-dire à la capacité de s'émerveiller.


 

Pour une conscience de la liberté

Entretien avec Daniel Odier, propos recueillis par Marc Jaumarde

Avec son livre paru aux éditions du Relié : Le Grand Sommeil des éveillés, Daniel Odier n'hésite pas à donner un coup de pied au “spirituellement correct”. Il s'attaque à la notion de “maître spirituel” et dénonce les dérives de certains systèmes conçus plus pour endormir et enfermer les gens plutôt que de les éveiller et les ouvrir.

Nouvelles Clés : Cet ouvrage polémiste voire pamphlétaire n'est pas une nouvelle gazette sur le show-business spirituel. Aucun nom, aucune prise de partie, sur telle personne ou tel lieu.

Daniel Odier : C'est un cri poussé de l'intérieur et non un jugement d'un observateur extérieur. Je pense qu'il y a beaucoup d'abus dans le “business” spirituel, que la plupart des maîtres arborent un éveil de pacotille, qu'ils parlent de ce qu'ils ne connaissent pas intérieurement et profitent d'une situation propice qui est celle d'un trouble général profond sur un fond de grande souffrance.
Les rares instructeurs sérieux que je connais ne prétendent pas être réalisés, ils sont vivants, simples, directs. Ils rencontrent les êtres sur un fond d'identité et non sur une différence arbitrairement codifiée sous le nom d'éveil. Mais la partie pamphlétaire de mon livre ne représente qu'un quart de ce qu'on peut y trouver : la partie la plus importante est l'enseignement de Mahachinachara, ou Grande Voie chinoise, commune au tantrisme et au ch'an (zen chinois) et restée jusqu'alors secrète car trop iconoclaste.

N. C. : Votre livre est fort, il interpelle. Mais de quel autre constat êtes-vous parti pour l'écrire ?

D. O. : J'ai écrit ce livre pour ceux qui cherchent et j'ai pris leur défense. Je suis parti d'un constat simple : se lier pieds et poings aux enseignants mène à la dépendance, pas à la libération. Idéaliser les “ maîtres ” nous interdit toute prise de conscience. Ne pas voir que les “éveillés” peuvent être des êtres qui connaissent encore le trouble, l'hésitation, l'absence au corps, la crainte des émotions, c'est se couper de toute chance d'atteindre une authentique présence au monde, la liberté, la fluidité.

N. C. : Il est facile de critiquer, que proposez-vous en échange ?

D. O. : Je n'attaque pas les “ produits ” des autres pour vendre quelque chose de plus “performant”. Je pousse les êtres à cesser de fantasmer sur les maîtres, à revenir au “Soi” qui n'a besoin d'aucun aménagement. La réalité est en nous, nous ne pouvons la toucher qu'en refusant de nous soumettre. Un maître ch'an a dit un jour à un disciple potentiel : “Tu es parfait comme tu es, il ne te reste qu'à coïncider totalement avec le monde”.

N. C. : Actuellement le tantrisme est une véritable “start up” spirituelle, et nous verrons bientôt s'afficher en grand panneau publicitaire http:\Tantra.com ! Faut-il voir dans la mode du renouveau du tantrisme un anti-dote à notre monde moderne, agité, névrosé, dispersé, plus préoccupé de conjuguer l'humain au verbe avoir qu'au verbe être ?

D. O. : Ce qui est enseigné aujourd'hui sous le nom de tantra est un “produit de consommation”. Pourtant, il y a dans ce courant si riche une liberté magnifique, une absence de religiosité, de dogme, de fixation spirituelle. Le Tantra est un chant à la spontanéité, on pourrait dire qu'il n'enseigne rien d'autre que la possibilité de permettre à l'être humain de fonctionner sans entraves dans l'acceptation de la réalité. C'est un courant vivant qui peut faire cesser immédiatement toute recherche extérieure, tout fantasme spirituel ; mais c'est une approche difficile.

N. C. : Quelle est l'importance du corps dans votre approche ?

D. O. : Totale. Il n'y a que notre mental pour se laisser séduire par les indigents qui font profession de guides. Si le corps d'un maître ne dispense pas un enseignement, ce n'est certainement pas son esprit qui peut le faire.

N. C. : Vous parlez encore de maîtres...

D. O. : C'est un mot commode. Sans lui il faut recourir à des subterfuges douteux : “enseignant” ne me semble pas approprié, “ ami de bien ” est un peu pompeux, “ami spirituel”, peut-être, mais ça fait un peu langue de bois. Comme l'idée d'avoir un maître choque les Occidentaux dont l'ego surdimensionné refuse le concept alors que nous naviguons par ailleurs dans la servitude la plus totale, on ne sait guère comment définir ce rapport d'identité entre deux êtres. Ce ne devrait être rien d'autre que de l'amour, de la créativité.

N. C. : Nous craignons l'idée de nous soumettre à quelqu'un...

D. O. : Tant qu'on n'a pas effleuré la spontanéité, la vie sociale n'est de toutes façons qu'un rituel permanent de soumission.

N. C. : Or beaucoup de maîtres exigent discipline et soumission, deux choses auxquelles vous semblez être allergique...

D. O. : Ce ne sont que des enfants névrotiques en mal d'amour, des vampires, des anthropophages. La soumission n'a jamais mené personne à la libération. J'en ai vu de ces coquins pompeux qui surnagent grâce à la souffrance de leurs esclaves. Il faut ramper sur le sol pour leur adresser la parole, se soumettre à leurs caprices, s'incliner devant leur photo, écouter avec déférence leur radotage continu, subir leurs outrages. Il fut un temps où lorsqu'un maître radotait, il se trouvait quelqu'un de ses proches pour le ramener à la niche et lui fermer le clapet. Voilà ce que j'appelle un rapport sain, net et sans bavure. Un maître a besoin de travailler ; dès que ceux qui le suivent n'assument plus ce rôle créatif, ils le précipitent à la trappe du délire égotique.

N. C. : C'est une vision pour le moins originale.

D. O. : Rien de plus classique, c'est toute l'histoire du Ch'an, du Zen et du Tantra. Ce n'est pas en cirant les pompes des indigents qui dispensent un enseignement de seconde main que vous vous sortirez d'affaire. Cessez de vivre dans la peur, de surestimer ceux que vous avez choisis, entrez dans un rapport direct fondé sur la non-différence. Observez, dites ce que vous voyez, contestez ce qui vous semble contestable. Soyez généreux, aidez les maîtres à ne pas se laisser enfermer par l'adoration aveugle dont ils sont l'objet. Pourquoi la plupart des petits maîtres ont-ils l'aspect de perroquets empaillés couverts de poussière, de petits despotes entourés d'êtres moribonds ? C'est simplement que leurs disciples ne les ont pas renvoyés aux cuisines assez tôt. Jamais un être établi dans la vérité ne s'offusquera d'une remarque, d'une attaque en règle. Les disciples clouent les maîtres dans le ciel pour les y rejoindre

au plus vite. Finalement, dans ce rapport névrotique, chacun tue l'autre. Sauvez ceux que vous aimez en ne leur laissant pas une seconde de répit. Aidez les maîtres à demeurer dans la nudité, réveillez les éveillés !

N. C. : Comment concevoir qu'un guide a besoin d'être réveillé ?

D. O. : La libération est une longue descente vers le cœur de votre être. Observez le guide et témoignez de votre amour en l'aidant à la vigilance. Dans le Tantra et dans le Ch'an, il est entendu qu'un maître cherche toujours celui de ses disciples qui a la capacité de le dépasser pour lui donner la transmission. C'est l'unique raison de la survie des lignées qui s'étendent parfois sur des millénaires. J'ai cru observer le contraire chez les petits maîtres qui tremblent dès qu'un être authentique pointe son nez dans leur repaire. Ils ne tardent pas à l'évincer avec la bienveillante collaboration des disciples qui participent à ce grand effroi. Essayez de railler ou d'émettre un doute poli devant l'un de ces charlatans et vous verrez à quelle vitesse vous allez être éjecté du groupe. La plupart des groupes spirituels ne sont que des associations de moribonds conventionnels au langage codé. Guidés par une momie, il glissent tout droit vers le conglomérat sectaire.

N. C. : Peut-il y avoir une réciprocité totale dans les relations avec quelqu'un qui enseigne ?

D. O. : Évidemment, c'est la marque de tout rapport humain non névrotique.